6-1 | Table des matières | http://​dx​.doi​.org/​1​0​.​1​7​7​4​2​/​I​M​A​G​E​.​O​N​F​.​6​-​1.2 | Pat­ri­moine PDF


Résumé

Ce texte pro­pose une approche à la fois descrip­tive, ana­ly­tique et cri­tique de la très active pro­duc­tion pat­ri­mo­ni­ale actuelle­ment en cours sur ONF​.ca. En se don­nant comme mis­sion de ren­dre acces­si­ble son pat­ri­moine audio­vi­suel, l’Office se soucie d’en ori­en­ter la récep­tion, de pro­pos­er aux inter­nautes l’histoire de son action audio­vi­suelle depuis sa fon­da­tion en 1939. Par le relevé d’un cer­tain nom­bre de valeurs exhibées (authen­tic­ité, représen­ta­tiv­ité, renom­mée et prox­im­ité), et de reg­istres priv­ilégiés (dont celui de la com­mé­mora­tion), l’auteur tente de cir­con­scrire une axi­olo­gie du pat­ri­moine sur ONF​.ca. Dans sa sec­onde par­tie, le texte se con­sacre à la ques­tion de l’articulation (et de l’écart) entre mémoire pat­ri­mo­ni­ale et mémoires par­ti­c­ulières (des films) afin de mieux cern­er les con­tours poli­tiques et les enjeux idéologiques de l’encadrement dis­cur­sif des collections.

Abstract

This arti­cle offers a descrip­tive, ana­lyt­i­cal and crit­i­cal approach to the very active pro­duc­tion of audio­vi­su­al her­itage cur­rent­ly under­way at NFB​.ca. Designed to make the Nation­al Film Board (NFB)’s audio­vi­su­al her­itage more acces­si­ble, the web­site care­ful­ly guides its users through the his­to­ry-mem­o­ry of audio­vi­su­al pro­duc­tion at the Film Board from its foun­da­tion in 1939 through to the present. By ana­lyz­ing how the web­site show­cas­es its films, endors­ing spe­cif­ic val­ues (authen­tic­i­ty, rep­re­sen­ta­tive­ness, recog­ni­tion and prox­im­i­ty) and priv­i­leg­ing cer­tain reg­is­ters (such as com­mem­o­ra­tion), the arti­cle first attempts to define an axi­ol­o­gy of her­itage in NFB​.ca. The arti­cle then focus­es on ques­tions of the artic­u­la­tion of (and the vari­a­tion between) his­to­ry-mem­o­ry and par­tic­u­lar mem­o­ries (of films) in order to bet­ter out­line the polit­i­cal con­tours and ide­o­log­i­cal stakes of the dis­cur­sive frame­work of the NFB’s collections.


MICHÈLE GARNEAU | UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

LA MISE EN PATRIMOINE SUR ONF​.CA

Si tout au long des décen­nies cinquante et soix­ante, et même encore pen­dant la décen­nie soix­ante-dix, on pou­vait espér­er, à l’ONF, la con­sti­tu­tion d’un imag­i­naire nation­al et citoyen, le régime d’images général­isées qui s’est peu à peu imposé au cours des décen­nies suiv­antes aura con­sid­érable­ment dilué le pro­jet ini­tial d’une « gou­verne­men­tal­ité » par le film, rai­son d’être insti­tu­tion­nelle de l’Office.[1] Bien que le film en tant qu’action sociale soit tou­jours en vigueur aujourd’hui, une action pat­ri­mo­ni­ale est venue s’y super­pos­er, telle une valeur ajoutée à toutes ces « petites bobines de films » accu­mulées depuis 1939 et dev­enues, au fil du temps, des tré­sors du passé. Entré à l’ONF en 1947, Jacques Bobet se rappelle :

Quand je suis arrivé on m’a dit : « Tu vois ces petites bobines de film? Elles ne durent que dix min­utes, mais c’est avec cela que nous allons forg­er l’unité du Cana­da ». Évidem­ment, cela parais­sait très drôle à l’époque parce qu’on com­para­it cela aux chemins de fer. On dis­ait : « Elles servi­ront à la même chose que la voie fer­rée ! ». C’était extrême­ment curieux. (Les 50 ans de l’ONF 15)

Le petit ouvrage dont est tirée cette cita­tion s’intitule Les 50 ans de l’ONF et a été pub­lié en 1989 par la Société Radio-Cana­da. Il se com­pose d’entretiens radio­phoniques auprès de cinéastes, pro­duc­teurs et arti­sans de la mai­son. Si tous les inter­venants sont con­scients de l’importance de l’ONF pour l’histoire du Cana­da et du ciné­ma, il ne s’agit pas encore d’en célébr­er la grandeur, for­mule des plus car­ac­téris­tiques d’une con­science de soi de type pat­ri­mo­ni­al. En effet, il fau­dra atten­dre quelques années encore pour que le bas­cule­ment vers le moment « mémoire » de l’institution devi­enne pal­pa­ble dans les dis­cours. Dans un dossier de la revue mon­tréalaise 24 Images inti­t­ulé « Rêver l’ONF de demain », une cinéaste inquiète avance « que l’ONF n’est ni plus ni moins qu’un parc nation­al de notre cul­ture, qui mérite d’être pro­tégé, val­orisé et pas­sion­né­ment habité. » (Hébert et al. 30). On ne saurait mieux résumer le change­ment de statut de l’institution tout au long de la décen­nie qua­tre-vingt-dix. La per­cep­tion col­lec­tive d’une men­ace à la survie de l’institution, comme à l’intégrité de sa mis­sion, ne fera que s’intensifier à par­tir du début du deux­ième mil­lé­naire, don­nant lieu à des « proces­sus con­crets de pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion » (Di Méo 10). Qu’il nous suff­ise de rap­pel­er celui qui a été posé en 2012, suite à l’annonce de la fer­me­ture de la CinéRo­bot­h­èque de Mon­tréal. Le « Mou­ve­ment spon­tané pour la survie de l’ONF », fondé en l’an 2000, organ­ise une man­i­fes­ta­tion et lance une péti­tion pour deman­der au gou­verne­ment du Québec d’intervenir auprès du gou­verne­ment fédéral. Dans le doc­u­ment en ques­tion, « La préser­va­tion d’une insti­tu­tion men­acée – Let­tre ouverte aux par­tis poli­tiques con­cer­nant la survie du Ciné­ma ONF et de la CinéRo­bot­h­èque », on pou­vait lire :

Nous leur deman­dons égale­ment un engage­ment ferme pour qu’ils inter­vi­en­nent auprès du gou­verne­ment fédéral et de l’ONF afin d’assurer, d’abord, l’accessibilité à l’ensemble du pat­ri­moine ciné­matographique que représen­tent les films de l’ONF. À la veille du 50e anniver­saire du doc­u­men­taire Pour la suite du monde, chef-d’œuvre de notre ciné­matogra­phie au titre plus qu’évocateur, le MSSO et l’ensemble des citoyen(ne)s qui se sont mobilisé(e)s depuis le print­emps, deman­dent aux dif­férents par­tis de faire preuve de lead­er­ship pour garan­tir la survie du Ciné­ma ONF et de la CinéRo­bot­h­èque. Voilà une belle occa­sion pour celles et ceux qui enten­dent diriger le Québec de démon­tr­er, con­crète­ment, qu’ils ont véri­ta­ble­ment à cœur l’épanouissement et le ray­on­nement de notre cul­ture et de notre iden­tité. (MSSO)

Si les films de l’ONF représen­tent désor­mais un pat­ri­moine, comme on peut le lire ci-haut, c’est bien parce qu’il faut com­pren­dre ce dernier comme une représen­ta­tion rel­a­tive­ment indépen­dante de ses objets. Tous les spé­cial­istes du pat­ri­moine insis­tent sur ce point : « Nous ne devons jamais oubli­er que l’importance du pat­ri­moine cul­turel tient moins aux objets et aux lieux qu’aux sig­ni­fi­ca­tions et aux usages que les gens leur attachent et aux valeurs qu’ils représen­tent » (Palmer 8). C’est donc dire que s’il y a recon­nais­sance d’un pat­ri­moine, il y a aus­si et surtout « mise en pat­ri­moine, qui est à la fois une mobil­i­sa­tion et un mode de désig­na­tion cul­turelle […] » (Schiele 2). Une représen­ta­tion donc, mais aus­si une appro­pri­a­tion sociale symbolique.

Comme dans de nom­breux autres con­textes pat­ri­mo­ni­aux, nous sommes en présence, à l’ONF, d’un élan pat­ri­mo­ni­al partagé—mais peut-être faudrait-il dire qui se partage—entre les citoyens et l’institution. Sur le site insti­tu­tion­nel, le devenir pat­ri­moine (Daval­lon 2006, 18) des films de l’ONF comme de l’ONF elle-même en tant qu’institution, est un proces­sus que l’on pour­ra observ­er égale­ment à par­tir de la décen­nie deux mille, et dont le plan stratégique de 2002-2006 con­stitue un point tour­nant. Sans que l’on par­le encore de val­ori­sa­tion du pat­ri­moine, ni de ONF​.ca (qui fera son entrée offi­cielle en 2009), la for­mule, « lier l'image de l'ONF à son pat­ri­moine » amorce l’attribution de la valeur pat­ri­mo­ni­ale aux objets, et pré­pare le ter­rain d’une action pat­ri­mo­ni­ale de plus en plus revendiquée dans les plans ultérieurs. Util­isé surtout comme sub­stan­tif descrip­tif se référant aux films pro­duits depuis 1939, le terme de pat­ri­moine pren­dra une sig­ni­fi­ca­tion beau­coup plus proac­tive dans les plans stratégiques qui se suc­cèderont, notam­ment par la mise en valeur des col­lec­tions, un des prin­ci­paux objec­tifs du plan stratégique de 2008-2013. Le change­ment opéré en une quin­zaine d’années par cet élan pat­ri­mo­ni­al est bel et bien celui d’une valeur sym­bol­ique ajoutée que traduisent bien les dis­cours de l’institution sur elle-même, et dont nous citons ici une des ver­sions les plus récentes :

La col­lec­tion des œuvres de l’ONF con­stitue un bien d’une valeur ines­timable pour les Cana­di­ens. En effet, l’ONF est le déposi­taire de l’un des plus pré­cieux pat­ri­moines audio­vi­suels du Cana­da, un pat­ri­moine dans lequel la pop­u­la­tion cana­di­enne investit depuis plus de 70 ans et qui fait aujourd’hui par­tie de la mémoire col­lec­tive du pays. Véri­ta­ble album de famille des com­mu­nautés cana­di­ennes, les 13,000 œuvres présentes dans les salles de con­ser­va­tion de l’ONF sont autant d’instantanés aux­quels les Cana­di­ens souhait­ent pou­voir accéder en tout temps. (ONF, « Éval­u­a­tion de l’espace de vision­nage » 12)

Des objets anciens, qui étaient pour la plu­part tombés dans l’oubli, devenus quel­con­ques, remisés et bien con­servés, vont acquérir peu à peu et au fil du temps, une valeur ines­timable. Au fil du temps, car le proces­sus de pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion a besoin de temps, mais surtout, il pro­duit de la dif­férence dans le temps. Jean Daval­lon par­le d’une « rup­ture dans le temps qui fait que l’objet n’a plus le même statut. Ce qui se mod­i­fie à l’intérieur de ce proces­sus, c’est le sen­ti­ment d’une valeur de l’objet » (« Du pat­ri­moine à la pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion »). Les for­mules util­isées par l’auteur sont éclairantes : on passe d’un objet « com­mun » en un objet « exem­plaire » ; ce denier « pos­sède une valeur ines­timable qui n’a rien à voir—ou très peu—à sa valeur intrinsèque ».

C’est à cette exem­plar­ité doc­u­men­taire, con­duite et pro­duite par l’action pat­ri­mo­ni­ale sur ONF​.ca que nous allons ici nous intéress­er en adop­tant une per­spec­tive à la fois descrip­tive, ana­ly­tique et cri­tique. Nous nous sommes très libre­ment inspirés de la démarche de Nathalie Heinich dans son ouvrage La fab­rique du pat­ri­moine, étude qui se con­sacre à la ques­tion de l’inventaire dans le domaine du pat­ri­moine bâti. Les notions emprun­tées sont celles de « valeurs » (du pat­ri­moine), tou­jours assor­ties de leur « critères » ou « reg­istres », de pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion. Com­ment avons-nous appréhendé ces valeurs et ses critères ? Par leur mise en œuvre con­crète sur le site de l’ONF, ain­si que par la prise en compte de la lit­téra­ture offi­cielle sur le site insti­tu­tion­nel. Cette dernière a le mérite de ren­dre plus explicite les choix sous-jacents à la mise en valeur sur ONF​.ca. À cet égard, Heinich indique avec raison—nous avons pu le véri­fi­er à l’intérieur du con­texte qui est le nôtre—que les valeurs, comme les critères, ne sont pas tou­jours perçues ni explic­itées comme telles par les acteurs de la pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion, ni non plus tou­jours aisé­ment explic­ita­bles par les obser­va­teurs extérieurs (que nous sommes).

La très active pro­duc­tion pat­ri­mo­ni­ale à l’œuvre sur le site grand pub­lic de l’ONF repose sur trois don­nées : les pro­priétés des objets soumis à la pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion, les com­pé­tences des acteurs (ana­lystes de col­lec­tions, invités en tant qu’expert, blogueurs attitrés), et enfin, les con­traintes et ressources pro­pres à la sit­u­a­tion con­crète d’évaluation. L’élément impor­tant à pren­dre ici en con­sid­éra­tion est dans le fait que les inter­ven­tions des acteurs demeurent forte­ment bal­isées par l’ordonnancement préal­able du site, ses ressources et ses règles de fonc­tion­nement. Heinich par­le d’un « critère de cohérence procé­du­rale qui fait que même s’il tra­vaille seul, l’acteur de la pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion répond par ses choix dans un cadre col­lec­tif » (69). C’est donc dire que si ce dernier béné­fi­cie d’une cer­taine marge de manœu­vre à l’intérieur du proces­sus, c’est en autant qu’il accepte de ne pas out­repass­er les règles implicites de la pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion « à la cana­di­enne » ou encore « à l’onéfienne ». « De fait, il n’existe pas de proces­sus de pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion sans acteurs col­lec­tifs ou indi­vidu­els ; inverse­ment, ceux-ci ne peu­vent rien, ou presque, sans un min­i­mum d’idéologie ambiante, favor­able à l’intervention pat­ri­mo­ni­ale » (Di Méo 12). Dans la théori­sa­tion issue du pat­ri­moine bâti, on oppose sou­vent deux modal­ités de pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion, deux manières dif­férentes de con­sid­ér­er la créa­tion du pat­ri­moine et sa recon­nais­sance en tant que tel : « d’un côté la con­struc­tion experte et nor­ma­tive d’un pat­ri­moine offi­ciel et insti­tu­tion­nel et, de l’autre, la con­struc­tion d’une rela­tion sen­si­ble des habi­tants à ce qu’ils con­sid­èrent comme leur pat­ri­moine » (Watremez 163). Il n’est pas sûr que nous puis­sions recon­duire cette dis­tinc­tion con­cer­nant les modal­ités de pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion sur le site de l’ONF, et ce, en asso­ciant la pre­mière modal­ité à ONF​.ca. En effet, on peut observ­er des exem­ples de la sec­onde modal­ité dans un grand nom­bre de films pro­duits par l’ONF ces dernières années, des films où l’on voit se con­stru­ire une rela­tion sen­si­ble de cinéastes à ce qu’ils con­sid­èrent comme leur héritage et qu’ils se réap­pro­prient, notam­ment à par­tir du remake doc­u­men­taire.[2] Notre ques­tion­nement aura donc été celui-ci : qu’est-ce qui ouvre la pos­si­bil­ité d’une sélec­tion sur ONF​.ca ; quels en sont les critères, c’est-à-dire les « car­ac­téris­tiques con­stantes applic­a­bles aux objets pat­ri­mo­ni­aux » (Heinich 234) ; quelles sont valeurs qui les sous-tendent ?

Registre de valeurs privilégiées : nouveauté, renommée, proximité et représentativité

L’organ­i­sa­tion édi­to­ri­ale de la page d’accueil aura con­sti­tué notre ter­rain d’observation, ain­si que l’onglet FILM sur cette même page (en ce qu’il con­tient tous les films en ligne disponibles). Le par­cours « Pre­mière vis­ite » qui est pro­posé au vis­i­teur per­met d’identifier ce qui, pour l’institution con­stitue des valeurs sûres. Le vis­i­teur du site, tel que le pré­sup­pose l’ONF, serait surtout attiré par les nou­veautés, accorderait une grande impor­tance aux valeurs de renom­mée et de pop­u­lar­ité. Voyons cela de plus près. Deux fois par mois, un film est pro­posé au vis­i­teur, accom­pa­g­né de « Films reliés » venant ouvrir une sélec­tion thé­ma­tique soigneuse­ment con­sti­tuée par l’équipe de la « mai­son ». Sous la sélec­tion de ce prêt-à-vision­ner régulière­ment renou­velé, le vis­i­teur se trou­ve face à qua­tre options : (1) C’est votre pre­mière vis­ite? Com­mencez ici, (2) Jetez un œil à nos nou­veautés, (3) Décou­vrez notre col­lec­tion en ligne, (4) Con­sul­tez nos chaines thé­ma­tiques. En cli­quant sur « C’est votre pre­mière vis­ite? Com­mencez ici », l’usager est dirigé vers une sélec­tion de films présen­tés comme suit : « Voici une sélec­tion de films, spé­ciale­ment conçue pour vous aider à com­mencer votre décou­verte et vous don­ner le goût d’en voir plus ». Chaque film est accom­pa­g­né de son critère : Le plus aimé du pub­lic / Réal­isa­teur incon­tourn­able / Film le plus vu / Film qui a mar­qué le ciné­ma / Gag­nant d’un oscar. Des valeurs sûres sont donc pro­posées au vis­i­teur par le recours au critère de la notoriété. On con­state cepen­dant que la renom­mée d’un film, qui joue ici comme valeur pré­dom­i­nante, n’est pas seule­ment décrétée par des insti­tu­tions pres­tigieuses comme Hol­ly­wood (film oscarisé), ou l’ONF elle-même (réal­isa­teur incon­tourn­able). En effet, en situ­ant cette sélec­tion mai­son sur le reg­istre répu­ta­tion­nel, on laisse enten­dre que la renom­mée d’un film ne provient pas seule­ment d’une éval­u­a­tion par le haut, mais repose aus­si sur le bon goût du pub­lic (le film le plus aimé ou le plus vu). Quant au film qui a « mar­qué le ciné­ma », on en déduit que sa renom­mée ou son pres­tige, ou encore son statut de « clas­sique cana­di­en », provient de sa riche tra­di­tion de récep­tion tous azimuts, à la fois insti­tu­tion­nelle, cri­tique et populaire.

Par­al­lèle­ment au critère de notoriété, c’est celui de nou­veauté qui pré­vaut sur la page d’accueil. L’incitation à « jeter un coup d’œil aux nou­veautés » n’a pas son pendant—du moins dans le par­cours pro­posé pour la « pre­mière vis­ite »—vers les films anciens. Dans son ouvrage Le Culte mod­erne des mon­u­ments Aoïs Riegl dresse un inven­taire des valeurs portées par le mon­u­ment his­torique, dont la fameuse valeur d’ancienneté. Or, ce dernier remar­quait déjà en 1903 que la valeur de nou­veauté représen­tait la valeur artis­tique du pub­lic (47). Les choses n’ont guère changé un siè­cle plus tard. La valeur d’ancienneté, qui est sou­vent activée par le verbe « Rep­longez », ou encore, « Redé­cou­vrez » (« Chan­tal en vrac : Rep­longez dans les années 60 »), est loin d’être une valeur aus­si présente que celle de nou­veauté. Même si l’ONF a ses clas­siques (« Je vous invite à revoir quelques Clas­siques, » Per­reault « 7 films »), le cap­i­tal d’ancienneté ne sem­ble pas aller de soi pour les acteurs de la pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion. Et pour­tant, faire bas­culer un vieux doc­u­men­taire dans le reg­istre val­orisant de l’ancien, ou encore, le remet­tre au goût du jour, est une des tâch­es les plus impor­tantes pour l’action pat­ri­mo­ni­ale. Mais il y a plus : si un vieux doc­u­men­taire ne suf­fit pas à pro­duire de la valeur, et plus dif­fi­cile­ment croyons-nous qu’une vieille église, un vieux navire, ou même un vieux film de fic­tion, c’est parce qu’il exige que l’on se con­fronte aux dimen­sions sou­vent dif­fi­cile­ment con­cil­i­ables qui sont celles de son actu­al­ité et de sa postérité. Sur ONF​.ca, on sem­ble avoir pressen­ti (ou com­pris) cette dif­fi­culté inhérente au genre du doc­u­men­taire, ce qui explique la stratégie de mise en valeur adop­tée : le mélange des doc­u­men­taires anciens à des films plus récents et/ou des films de fic­tion. Leur fonc­tion-mémoire est préal­able­ment liée à un con­texte extérieur, activée par le biais d’une sélec­tion thé­ma­tique qui ne con­cerne pas directe­ment le reg­istre de l’ancien. La sélec­tion « 15 films à voir au moins une fois dans sa vie ! », mélange des films récents à de vieux doc­u­men­taire, et celle con­sacrée aux « 5 grands films des années 60 en noir et blanc », mélange de la fic­tion à du doc­u­men­taire. C’est donc dire que l’on penche net­te­ment sur l’actualisation par regroupe­ment thé­ma­tique, plutôt que sur un tra­vail d’historicisation.

Le critère thé­ma­tique, autre critère priv­ilégié sur la page d’accueil, est bien mis en évi­dence par la dernière entrée au bas de la page inti­t­ulée « Con­sul­tez nos chaines thé­ma­tiques ». En cli­quant sur cet onglet l’usager se retrou­ve devant une ving­taine de grands sujets. Mais ce sont les Sélec­tions dûment nom­mées comme telles dans l’entrée « Film » qui pro­posent l’encadrement dis­cur­sif le plus élaboré. Elles sont présen­tées comme suit : « Afin de vous aider à explorez notre site, nous avons invité des experts à dis­cuter des films, à faire des recom­man­da­tions et à met­tre la col­lec­tion de l’ONF en con­texte. » Les Sélec­tions offrent qua­tre entrées : Nou­velles sélec­tions / Sélec­tions d’invités / Spé­cial­istes de l’ONF / Sélec­tions thé­ma­tiques. Si le critère de nou­veauté est encore à l’honneur, d’autres reg­istres de val­ori­sa­tion pren­nent place, comme celui de l’expertise avec les spé­cial­istes (appelés ana­lyste de col­lec­tion), et les invités spé­cial­isés dans dif­férents domaines liés aux médias.[3] Le regroupe­ment thé­ma­tique ren­voie à la valeur de représen­ta­tiv­ité des films et au reg­istre priv­ilégié de la val­ori­sa­tion sur ONF​.ca : celui de la per­ti­nence d’un con­tenu cana­di­en. Avec cette valeur, nous sommes à l’intérieur d’une axi­olo­gie pro­pre au « régime de com­mu­nauté », régime dans lequel on accorde crédit au mul­ti­ple, à la série, et où l’on met de l’avant ce qui est com­mun à plusieurs objets (Heinich 205).

Valeur de proximité et logique de la trouvaille : le blogue 

Ce qui ouvre une sélec­tion sur ONF​.ca relève à la fois de critères fix­es et durables (data­tion, regroupe­ment thé­ma­tique, nou­veauté, renom­mée ou pop­u­lar­ité), mais aus­si de d’autres, beau­coup plus aléa­toires. L’adresse au pub­lic par des verbes à l’impératif, est très fréquent : « Vision­nez », « Retracez », « Rep­longez », « Redé­cou­vrez », « Célébrez », verbes ponc­tués par de petites ques­tions d’intérêt général : « Quels sont vos films d’automne préférés? », ou des dia­logues fic­tifs : « Bon d’accord. Vous con­nais­sez les Clas­siques de l’ONF… ». Le blogue est le genre idéal pour une pra­tique déten­due de mise en valeur et où les critères de sélec­tion se fab­riquent au gré des idées et de la fan­taisie des blogueurs de l’équipe attitrée, qui se présente en ces termes :

Bon­jour et bien­v­enue sur le blogue d’ONF.ca! […] Notre équipe a le man­dat de vision­ner le plus de films pos­si­ble (dure, dure la vie!) afin de vous les faire décou­vrir, un à un, et de mieux les met­tre en con­texte. Ce blogue s’adresse autant aux cinéphiles, qu’au grand pub­lic, aux étu­di­ants et étu­di­antes, aux mem­bres de l’industrie ciné­matographique et des médias inter­ac­t­ifs, aux enseignants et enseignantes… Vous y trou­verez des sug­ges­tions de films à vision­ner sur ONF​.ca, des infor­ma­tions de pre­mière main con­cer­nant l’industrie, les médias inter­ac­t­ifs, les inno­va­tions tech­nologiques, la com­mu­nauté, l’éducation, les couliss­es de l’ONF, les fes­ti­vals, les cinéastes, et beau­coup plus encore. Ne vous gênez surtout pas pour vous join­dre à la con­ver­sa­tion. (Blogue de l’ONF « À propos »)

Nous sommes donc invités à être diver­tis par des sélec­tions var­iées, lesquelles s’adaptent aisé­ment aux cir­con­stances les plus courantes et divers­es de la vie quo­ti­di­enne : « Ma liste de cadeaux / 20 courts à regarder dans les trans­ports en com­mun / 5 films rafraichissants. Décou­vrez notre solu­tion à la canicule ! / Quels sont vos films d’automne préférés? » Le rôle du blogue est essen­tiel en ce qu’il vient personnaliser—comme son genre le prescrit—l’accueil dans le site et la val­ori­sa­tion du pat­ri­moine. L’action pat­ri­mo­ni­ale con­siste ici à fouiller dans les tré­sors innom­brables du gre­nier de l’ONF : « En fouil­lant sur ONF​.ca pour rassem­bler ses 10 plus belles his­toires d’amour […] ». En fouil­lant, l’on trou­ve ou l’on retrou­ve, on sort les films de l’oubli : « Film oublié, tré­sor retrou­vé, Le dernier glac­i­er est plus que jamais d’actualité avec la mise en chantier du Plan Nord par le gou­verne­ment québé­cois. Je vous recom­mande chaleureuse­ment ce film mag­nifique. » Le dis­cours de mise en valeur sur le blogue relève de cette « logique de la trou­vaille » par quoi Daval­lon car­ac­térise l’objet du pat­ri­moine : « L’objet pat­ri­mo­ni­al­isé, écrit ce dernier, passe de son monde d’origine au pat­ri­moine par une décou­verte (la « trou­vaille » selon Umber­to Eco), c’est-à-dire du fait que cet objet-là, quand on le décou­vre, on a vrai­ment l’impression que l’on est tombé sur quelque chose pos­sé­dant une valeur ines­timable » (« Du pat­ri­moine à la patrimonialisation »).

Authenticité : valeur par excellence de toute patrimonialisation

«L’admin­is­tra­tion de l’authenticité », pour repren­dre le terme à Nathalie Heinich, est une des actions pat­ri­mo­ni­ales les plus actives et con­stantes sur ONF​.ca. Comme beau­coup d’autres théoriciens du pat­ri­moine, Heinich élève cette valeur au pre­mier rang des valeurs patrimoniales.

C’est ain­si que l’administration du pat­ri­moine a bien pour mis­sion d’administrer—au sens de gérer—les élé­ments du passé qu’elle a pro­duit ; mais elle a aus­si et avant tout pour mis­sion d’administrer—au sens d’attribuer—de la valeur à ces mêmes pro­duits. Il s’agit donc bien, au dou­ble sens du terme, d’une « admin­is­tra­tion de l’authenticité » (259-260).

Dans la lit­téra­ture insti­tu­tion­nelle, le terme cir­cule partout, et notam­ment pour spé­ci­fi­er une cana­di­an­ité de la production :

La col­lec­tion ONF reflète près de 75 ans d’histoire cana­di­enne, soit depuis la créa­tion de l’ONF en 1939. À tra­vers leurs œuvres, les cinéastes de l’ONF, qu’ils soient expéri­men­tés ou débu­tants, issus des peu­ples autochtones, des minorités cul­turelles ou lin­guis­tiques, de la majorité anglo­phone ou fran­coph­o­ne témoignent des enjeux de société, des préoc­cu­pa­tions et de la réal­ité des Cana­di­ens et Cana­di­ennes des qua­tre coins du pays, mais aus­si de celles de gens de partout dans le monde, tout en présen­tant un point de vue authen­tique­ment cana­di­en. (Site insti­tu­tion­nel de l’ONF, Onglet « Notre col­lec­tion », nous soulignons)

Sur les deux sites qui nous occupe, la rhé­torique de l’authenticité est pré­dom­i­nante et peut être enten­due en deux sens : celui de tra­di­tion et celui d’unicité. L’authenticité comme valeur de tra­di­tion nous ren­voie à la « con­ti­nu­ité du lien entre l’objet en ques­tion et son orig­ine : con­ti­nu­ité sub­stantielle, styl­is­tique, traça­bil­ité » (Hein­rich 239). C’est là son pre­mier sens, très présent dans l’encadrement dis­cur­sif des col­lec­tions, comme dans les films réal­isés pour com­mé­mor­er l’institution et ses pro­duc­tions passées. Le « Depuis 1939 » de la cita­tion ci-haut, vient bien mar­quer cette intégrité du lien avec l’origine. Con­cept com­mode parce vague, on retrou­ve la notion d’authenticité et sa forme adver­biale, placées partout, par une main invisible :

L’influence de Gri­er­son sur le développe­ment ultérieur de l’ONF est con­sid­érable. Le man­dat qu’il avait élaboré pour l’organisme dès juin 1938, soit de faire con­naître le Cana­da aux Cana­di­ens est encore per­ti­nent aujourd’hui. La mis­sion éduca­tive de l’ONF se pour­suit tou­jours et la néces­sité d’offrir un point de vue authen­tique­ment cana­di­en reste au cœur de la pro­duc­tion actuelle. (61 por­traits vivants, sur le site de l’ONF)

Le plus récent plan stratégique (2013-2018) qui en use à pro­fu­sion, en pro­pose une déf­i­ni­tion som­maire mais pré­cieuse en ce qu’elle est la seule que nous ayons pu trou­ver dans notre par­cours de la lit­téra­ture insti­tu­tion­nelle : « Pour le pro­duc­teur pub­lic qu’est l’ONF, l’authenticité sig­ni­fie que ses pro­duc­tions doivent avoir un sens et refléter les mul­ti­ples tex­tures de la réal­ité sociale cana­di­enne » (8). Nous com­prenons ici que l’authenticité sig­ni­fie que pour avoir un sens, ou encore faire sens, ses pro­duc­tions doivent refléter la diver­sité cana­di­enne. Authen­tic­ité et diver­sité sont les deux ter­mes qui revi­en­nent le plus fréquem­ment dans le dernier plan stratégique.

Le pat­ri­moine est un dis­cours, écrit Di Méo, il par­ticipe d’un principe nar­ratif (il a donc besoin de nar­ra­teurs) qui racon­te les mythes orig­inels, qui décrit les épopées fon­da­tri­ces et les grands moments his­toriques d’un groupe ou d’un ter­ri­toire. Il con­fère à toute réal­ité sociale une con­sis­tance tem­porelle (durée) et spa­tiale. Il l’invite à se pro­jeter vers l’avenir, à for­muler un pro­jet col­lec­tif. (Di Méo 18)

Dans le tout récent Pro­pa­gande téméraire (2013), véri­ta­ble hymne à la grandeur de l’institution et du pays qui l’a vu naître, son réal­isa­teur, Robert Low­er, pro­pose un retour aux orig­ines en se con­cen­trant sur « l’effort de pro­pa­gande le plus impor­tant de notre his­toire », lit-on dans le résumé. Une voix off omniprésente assure l’administration de l’authenticité à telle point que le spec­ta­teur se demande si le titre ne s’adresse pas au pro­jet du film lui-même, à sa teneur forte­ment nation­al­iste, plutôt qu’à son con­tenu historique.

Le deux­ième sens véhiculé par la valeur d’authenticité est dans l’idée d’unicité.

L’ONF a un rôle unique : fournir du con­tenu cana­di­en inno­va­teur et auda­cieux qui ne ver­rait pas le jour sans lui. C’est que, dans un marché où la con­cur­rence et les pres­sions sont de plus en plus vives, un marché où la révo­lu­tion numérique entraîne rapi­de­ment des inci­dences destruc­tives, le secteur privé est inca­pable de pren­dre les risques artis­tiques, financiers et tech­nologiques néces­saires pour que le Cana­da demeure à l’avant-scène de l’industrie cul­turelle. (Site insti­tu­tion­nel de l’ONF « À propos »)

Si dans les années quar­ante et jusqu’aux années soix­ante-dix l’institution pou­vait accom­plir sa mis­sion sans se souci­er de la con­cur­rence, elle devra pro­gres­sive­ment tenir compte de cette réalité—ce qu’elle fera à par­tir de la décen­nie qua­tre-vingt par des parte­nar­i­ats avec le privé—tout en s’en dis­tin­guant. La chose n’est cepen­dant plus aus­si évi­dente que par le passé. Mais qu’à cela ne tienne : l’authenticité est inhérente et irréfutable, elle réside dans la propo­si­tion de valeur unique qu’offre encore l’ONF à la pop­u­la­tion cana­di­enne. La valeur pat­ri­mo­ni­ale de l’authenticité joue donc ici comme une valeur ajoutée pour l’institution elle-même et per­met de la dis­tinguer de d’autres entre­pris­es de pro­duc­tion et de dis­tri­b­u­tion audio­vi­suelles qui n’ont pas der­rière elles une his­toire aus­si imposante que celle de l’ONF. « À la dif­férence de ces nou­velles cul­tures de masse véhiculées par les mass media et les indus­tries cul­turelles, le pat­ri­moine instau­re une mys­tique de l’unique et de l’authentique : il n’y a qu’une abbaye de la Sauve-Majeure, qu’une citadelle de Blaye ! » (Di Méo 10). Avec son his­toire, son savoir-faire, son ancrage cul­turel avéré, bref, son authen­tic­ité et son unic­ité, l’ONF s’expose même au musée.[4]

On remar­que enfin que la rhé­torique de l’authenticité se con­jugue sou­vent à celle de diver­sité, rap­prochant le dis­cours de mise en valeur de celui de la pro­mo­tion touris­tique. « Comme le terme authen­tic­ité, le terme de diver­sité (le sub­stan­tif autant que l’adjectif) est en usage dans le dis­cours pro­mo­tion­nel, pour assur­er le voyageur d’une var­iétés de paysages […] » (Cor­nu 26-27). C’est donc dire que si la diver­sité et l’authenticité par­ticipent d’un dis­cours socio-poli­tique qu’il faut pro­mou­voir, ce dernier est aus­si un dis­cours pro­mo­tion­nel : celui d’une offre diver­si­fiée sur l’authenticité cana­di­enne. « Ses œuvres offrent un accès priv­ilégié à la diver­sité de notre cul­ture et con­stituent un élé­ment impor­tant du pat­ri­moine cul­turel du Cana­da » peut-on lire sur le site insti­tu­tion­nel (onglet « Accueil »). Si le car­ac­tère unique et à préserv­er de l’ONF est dans sa rel­a­tive indépen­dance à l’égard des règles de l’industrie des mass médias, les traits du dis­cours qui sous-ten­dent son action pat­ri­mo­ni­ale ne s’en rap­proche pas moins de ceux de la logique du marché.

La célébration par le film 

La célébra­tion est sans con­teste le reg­istre priv­ilégié de toute pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion et sur ONF​.ca on s’adonne avec fer­veur à cette pra­tique car­ac­téris­tique de notre époque. On court après les dates, pour repren­dre l’expression à Pierre Nora dans « L’ère de la com­mé­mora­tion ». Mais ce qui se célèbre sur ONF​.ca, est-ce le Cana­da ou bien l’ONF ? Le Cana­da et son pat­ri­moine à tra­vers l’ONF, ou bien l’ONF en tant que pat­ri­moine cana­di­en ? On aura ten­dance à répon­dre : les deux. Car il con­vient de ne pas per­dre de vue que nous sommes en présence d’une poli­tique d’état à la cul­ture. L’ONF est une insti­tu­tion éta­tique qui cherche encore, en phase avec le pro­jet mod­erne des États-nations, à struc­tur­er le lien social et à con­stru­ire des iden­tités. « Cul­turelle­ment diver­si­fié, favorisant la cohé­sion sociale », peut-on lire un peu partout sur les deux sites au chapitre des « valeurs fon­da­men­tales ». Man­dat fédéral oblige, l’ONF se doit de pro­mou­voir, en même temps que les films de son Fonds, des valeurs nationales. L’action pat­ri­mo­ni­ale ne doit donc pas nég­liger les grands moments de l’histoire du pays. On va célébr­er le bicen­te­naire de la guerre de 1812, hon­or­er un rég­i­ment des Forces armées cana­di­ennes (avec Je me sou­viens : 100 ans du Roy­al 22e rég­i­ment), décou­vrir une sélec­tion de « Sept films pour la Semaine de l’histoire du Cana­da », et bien d’autres ini­tia­tives encore, qui vien­dront ponctuer le cal­en­dri­er nation­al et mul­ti­cul­turel du pays. À ces grands moments de l’histoire cana­di­enne vont s’adjoindre les grands moments de l’histoire oné­fi­enne, de plus en plus val­orisés depuis une quin­zaine d’années. Le film Pro­pa­gande téméraire, déjà cité, est exem­plaire d’un mélange des valeurs cana­di­ennes et oné­fi­ennes, nationales et pat­ri­mo­ni­ales. Célébr­er l’histoire de l’ONF, et non pas seule­ment celle du Cana­da, a l’avantage d’élargir l’éventail des dates d’anniversaire : « Le chat dans le sac a 50 ans » / « En sou­venir de Wolf Koen­ing (1927-2014) » / « Le 100e anniver­saire de McLaren. » Le « Pat­ri­moine audio­vi­suel Inu­it », un des plus récents grands pro­jets de numéri­sa­tion de l’Office, sera présen­té comme une « célébra­tion de soix­ante-dix ans d’histoire et de tra­di­tion du peu­ple inu­it », « un tré­sor ines­timable pour les généra­tions futures », « l’ensemble des cana­di­ens […] se doivent de partager et de célébr­er ce pat­ri­moine ». Le 75e anniver­saire de l’institution en 2014 a vu les célébra­tions se mul­ti­pli­er et se suc­céder pen­dant toute l’année : un petit film anniver­saire d’une minute inti­t­ulé 75 ans de gens qui se dépla­cent. L’avenir fait par­tie de notre his­toire, une Sélec­tion de films oscarisés, un jeu inter­ac­t­if sur des Ques­tions quiz à pro­pos des 75 ans de l’ONF, et enfin, une info­gra­phie inti­t­ulée Les moments mar­quants de l’ONF, présen­tée comme suit : « Le 2 mai dernier, l’ONF célébrait son 75e anniver­saire. Afin de soulign­er l’importance de l’institution cana­di­enne dans l’histoire du ciné­ma, nous vous avons con­coc­té une info­gra­phie amu­sante réu­nis­sant les grandes étapes et les moments mar­quants de son exis­tence. Jetez-y un coup d’œil et partagez-la ! » (Per­reault « Info­gra­phie »). De la fon­da­tion par John Gri­er­son en 1939 comme point de départ jusqu’au lance­ment d’ONF.ca en 2009 comme point d’arrivée, en pas­sant par le pre­mier Oscar, l’Âge d’or du ciné­ma direct, le « pre­mier film sacré plus grand film cana­di­en de tous les temps », chaque moment du par­cours his­torique est présen­té comme un événe­ment, une vic­toire, ou un honneur.

Si l’infographie est une forme brève grand pub­lic, d’autres ini­tia­tives pro­posent une his­toire célébra­tive de l’ONF plus déployée, remar­quables il faut le soulign­er quant à l’étendue de leur savoir sur l’objet. Nous pen­sons à ONF 70 ans de Jean-François Pouliot (disponible sur le site de l’ONF), une impres­sion­nante his­toire évène­men­tielle de l’institution, menée de façon chronologique, et struc­turée selon des axes thé­ma­tiques : L’ONF / Les cinéastes et leurs œuvres / Recherch­es et appli­ca­tions tech­nologiques / Dif­fu­sion des films. Men­tion­nons aus­si, Une his­toire du ciné­ma : 61 por­traits vivants de Denys Des­jardins et Johanne Robert­son, un pro­jet web crée pour les célébra­tions du 70e anniver­saire de l’ONF (Onglet « Inter­ac­tion »). Les « 61 por­traits » sont regroupés en 13 caté­gories thé­ma­tiques com­bi­nant des entre­vues et des extraits de Clas­siques de l’ONF. L’encadrement dis­cur­sif est, là aus­si, des plus élaborés. À l’onglet « À pro­pos » de cette plate­forme, on peut lire que l’ONF est une « for­mi­da­ble école de ciné­ma où sera inven­té un ciné­ma cana­di­en orig­i­nal, éclaté et diver­si­fié ». On par­le aus­si de « fab­rique de chefs-d’œuvre », de la « créa­tion des fonde­ments d’une tra­di­tion ciné­matographique cana­di­enne », et des « légendaires créa­teurs et créa­tri­ces […] qui ont écrit l’histoire de l’ONF depuis ses débuts en 1939 jusqu’au milieu des années 1960. »

Que tout ou presque soit pré­texte à célébra­tion sur ONF​.ca, on ne s’en éton­nera pas tant la com­mé­mora­tion est aujourd’hui répan­due. « C’est le présent qui crée ses instru­ments de com­mé­mora­tion, écrit Nora, qui court après les dates et les fig­ures à com­mé­mor­er, qui les ignore ou qui les mul­ti­plie […] » (96). Les thès­es de Nora autour de l’obsession com­mé­mora­tive sont bien con­nues qui spé­ci­fi­ait que :

L’important, ici, n’est cepen­dant pas l’inflation pro­liférante du phénomène, mais sa trans­for­ma­tion interne : la sub­ver­sion et le délite­ment du mod­èle clas­sique de la com­mé­mora­tion nationale […] et son rem­place­ment par un sys­tème éclaté, fait de lan­gages com­mé­morat­ifs dis­parates, qui sup­pose avec le passé un rap­port dif­férent, plus élec­tif qu’impératif, ouvert, plas­tique, vivant, en per­pétuelle élab­o­ra­tion. (92)

Plus cri­tique que Nora sur le phénomène de cette trans­for­ma­tion, Alain Brossat par­le de « mobil­i­sa­tion soft et fes­tive ».  Il pour­suit ain­si: « Dans le reg­istre léger on va s’aviser que le passé est une réserve inépuis­able de dates, d’actions, de per­son­nages, de lieux, d’objets (etc.) qui au fond se valent tous en tant qu’ils présen­tent une cer­taine valeur d’ancienneté (A. Riegl) et sont donc com­mé­morables » (97-98).

La valeur artistique : une valeur proscrite pour le documentaire

On a déjà évo­qué le « régime de com­mu­nauté » des objets du pat­ri­moine, reprenant à Heinich cette car­ac­téri­sa­tion. Ce régime s’oppose au « régime de sin­gu­lar­ité » qui, tou­jours selon l’auteur « val­orise l’objet en tant qu’il est hors du com­mun, excep­tion­nel, atyp­ique » (194). Le film comme typ­icum ou unicum est donc un choix admin­is­tratif qui prend posi­tion sur la modal­ité de mise en valeur que l’on veut priv­ilégi­er. Ce que met­trait de l’avant des critères qui relèveraient de la valeur esthé­tique et du reg­istre de l’évaluation artis­tique, ce serait pré­cisé­ment les unicums, les films sin­guliers qui, bien sou­vent, ont opéré une forme de déprise en regard des normes de com­po­si­tion en vigueur comme en regard des con­ve­nances poli­tiques du moment. Or, on serait bien en peine de trou­ver des con­sid­éra­tions d’ordre artis­tique sur ONF​.ca. On pour­rait même en con­clure à une valeur non recon­nue (la valeur esthé­tique) et à un reg­istre pro­scrit (celui de l’évaluation artis­tique). Une des seules occur­rences que nous ayons trou­vée d’une mise en avant et d’une jus­ti­fi­ca­tion du critère esthé­tique se retrou­ve dans la Sélec­tion « Iden­tités et Ter­ri­toires », présen­tée comme suit : « Bien que réu­nis sous le même thème, les films ont ultime­ment été choi­sis pour leur intérêt ciné­matographique. […] De plus cette sélec­tion qui vise à ren­dre acces­si­ble cer­taines œuvres peu con­nues, par­fois qua­si­ment oubliées et con­sti­tu­ant pour­tant des joy­aux du pat­ri­moine ciné­matographiques cana­di­en » (dans « sélec­tions d’invité : Nico­las Renaud »).

Il est donc rarement ques­tion, s’agissant d’une œuvre doc­u­men­taire, de met­tre de l’avant son « intérêt ciné­matographique », comme si tout ce qui rel­e­vait du tra­vail du médi­um, ou encore d’audace formelle, était réservé au genre de l’animation. La rai­son de cette mar­gin­al­i­sa­tion tiendrait-elle au fait que ce critère est asso­cié, plus sou­vent qu’autrement, au reg­istre auteur­ial et que, con­traire­ment à l’animation, le doc­u­men­taire à l’ONF n’est pas con­sid­éré comme un ciné­ma d’auteur ? C’est du moins ce que laisse enten­dre un des énon­cés pro­mo­tion­nels de l’Office : « À titre de pro­duc­teur et dis­trib­u­teur pub­lic du Cana­da, l’ONF crée des œuvres inter­ac­tives, des doc­u­men­taires à car­ac­tère social, des ani­ma­tions d’auteur et des fic­tions alter­na­tives qui présen­tent au monde un point de vue authen­tique­ment cana­di­en » (Site insti­tu­tion­nel de l’ONF, onglet « À pro­pos »). Un coup d’œil sur la Sélec­tion « Les inclass­ables » pour­rait venir con­firmer notre hypothèse. Ces « Films expéri­men­taux, films fous, films forts », for­mule qui présente la sélec­tion, sont en grande majorité des ani­ma­tions (chaînes : les inclassables).

On trou­ve un con­stat sim­i­laire dans l’étude que pro­pose Tre­leani du site INA​.fr. Ce dernier avance que « si on con­sid­ère la valeur d’un doc­u­ment audio­vi­suel strat­i­fié sur plusieurs couch­es (la valeur his­torique, thé­ma­tique, audio­vi­suelle), on remar­que que l’on a ten­dance à opér­er une mise en valeur thé­ma­tique plutôt qu’audiovisuelle (soit en terme formel de mon­tage, d’effets sonores, de mise en scène, de rela­tion entre voix et image) » (131). Men­tion­nons toute­fois que dans 61 por­traits vivants, des axes audio­vi­suels (« Mon­tage et Effet sonore »), ain­si que des ques­tions esthé­tiques (« L’art du mon­tage » / « Effets sonores ») côtoient les autres thèmes, et con­tribuera sans doute, du moins l’espérons-nous, à ren­vers­er la ten­dance d’un pri­mat de la valeur d’un con­tenu sur celui de l’expression, si bien ancré dans la philoso­phie de l’ONF.

L’impression par­fois que la mise en valeur rate ce que les films pour­raient offrir de plus per­ti­nent, pour repren­dre le vocab­u­laire mai­son, qu’elle demeure trop en dessous de leur poten­tiel de sig­ni­fi­ca­tion (de leur sig­nifi­ca­bil­ité et inter­préta­bil­ité dirait Heinich), con­cerne donc sou­vent ce qu’il faut bien appel­er l’invention poé­tique. Quand la représen­ta­tion ne répond plus de manière tran­si­tive à son con­tenu, mais revient sur elle-même, exhibe ses signes en tant que signes, ques­tionne son pro­pre fonc­tion­nement, un trou­ble formel et poé­tique est à l’œuvre. Or, ce dernier ne sem­ble pou­voir con­cern­er que le genre de l’animation, comme si la grande tra­di­tion doc­u­men­taire n’avait jamais pu—ou voulu—y accéder.

Mémoire patrimoniale et mémoires filmiques : la question de l’écart

Afin de se don­ner les moyens d’apprécier com­ment les dis­cours et inter­pré­ta­tions de l’encadrement dis­cur­sif ren­con­trent ou non ce qui se joue dans les films, on dis­tinguera la mémoire pat­ri­mo­ni­ale de la mémoire ciné­matographiée (filmique). Que la pre­mière se con­stitue à par­tir de la deux­ième n’implique nulle­ment qu’elle en soit un reflet fidèle. La ques­tion est bien plutôt celle de leur artic­u­la­tion. C’est là un des enjeux du pat­ri­moine, écrit Léni­aud, pour qui la ques­tion du pat­ri­moine se cristallise dans la dialec­tique mémoires par­ti­c­ulières / mémoires pat­ri­mo­ni­ales. La mémoire ciné­matographiée est à chaque fois une mémoire vive, portée par des indi­vidus et médi­atisée par un appareil­lage tech­nique. Les notions de « trace », de « poids du passé » et de proces­sus sub­jec­tif de remé­mora­tion per­me­t­tent d’en cir­con­scrire la man­i­fes­ta­tion dans et par le film. La mémoire pat­ri­mo­ni­ale est dic­tée par l’intérêt général et, en tant qu’unificateur du corps social, ren­voie à des atten­dus dif­férents de ceux de la mémoire (des films) ciné­matographiée. Elle opère dans les mémoires par­ti­c­ulières ciné­matographiées selon un proces­sus de dis­crim­i­na­tion qui fait que l’on met­tra cette fois davan­tage l’accent sur les notions de « choix du passé » et, comme on l’a vu plus haut, sur le proces­sus social de com­mé­mora­tion, qui est le reg­istre pré­dom­i­nant sur ONF​.ca (Lavabre 46).

La notion de « choix du passé » pour cern­er les con­tours de la mémoire pat­ri­mo­ni­ale pour­rait être envis­agée à par­tir de ce qui con­stitue le maître-mot du site : la diver­sité. On trou­ve des for­mu­la­tions autour de ce terme, mais aus­si de son qual­i­fi­catif « divers » un peu partout dans les nom­breuses sec­tions et sous-sec­tions du site insti­tu­tion­nel et grand pub­lic de l’organisme. La notoriété de cette notion de diver­sité culturelle—venue sup­planter celle de multiculturalisme—lui vient de l’approbation, en 2001, de la Déc­la­ra­tion uni­verselle sur la diver­sité cul­turelle de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la sci­ence et la cul­ture. Pour le Cana­da, cette notion aura l’avantage d’être plus neu­tre et con­sen­suelle que celle de mul­ti­cul­tur­al­isme, dont la pro­mul­ga­tion en 1971, touchera très rapi­de­ment l’ONF. En tant qu’agence fédérale au ser­vice du gou­verne­ment, l’Office sera invité à agir dans le sens de cette action du gou­verne­ment fédéral et, à par­tir de la fin des années soix­ante-dix, de nom­breux pro­grammes seront mis en place afin de servir la diver­sité cul­turelle cana­di­enne. Sous forme de con­cours, d’ateliers de per­fec­tion­nement pro­fes­sion­nel, de men­torat, on don­nera la pos­si­bil­ité aux minorités cul­turelles cana­di­ennes de faire l’apprentissage des médias afin de met­tre en évi­dence le souci du gou­verne­ment cana­di­en à la com­posante mul­ti­cul­turelle de son ter­ri­toire, une mul­ti­cul­tur­al­ité qu’il entend val­oris­er à la fois « devant et der­rière la caméra » (Site insti­tu­tion­nel de l’ONF, « Diver­sité cul­turelle et points de vue autochtone »).

Dès le début de la décen­nie qua­tre-vingt, cette manière de représen­ter médi­a­tique­ment l’espace pub­lic est dev­enue pré­dom­i­nante, espace pub­lic dans lequel les thèmes reliés à la diver­sité cul­turelle avec son idéal de représen­ta­tiv­ité et de répar­ti­tion de la com­mu­nauté, seront forte­ment encour­agés : films sur des com­mu­nautés cul­turelles, mou­ve­ments des femmes, des homo­sex­uels ; recon­nais­sance des droits des hand­i­capés, des per­son­nes âgées, etc. En offrant un espace médi­a­tique à la poli­tique mul­ti­cul­turelle du Cana­da, l’ONF va ain­si con­tribuer, par le film, à pro­mou­voir une « poli­tique de la recon­nais­sance » (Charles Tay­lor), ou encore une « citoyen­neté mul­ti­cul­turelle » (Will Kym­lic­ka), pour repren­dre le vocab­u­laire des deux penseurs libéraux cana­di­ens les plus renom­mées de cette vision de la société cana­di­enne. L’usager qui clique sur la sélec­tion thé­ma­tique inti­t­ulée « La diver­sité cul­turelle : un regard en qua­tre temps » apprend que depuis les décen­nies qua­tre-vingt-dix et deux mille, toutes les « com­mu­nautés eth­no­cul­turelles » qui com­posent la société cana­di­enne sont représen­tées, voire se représen­tent elles-mêmes. La boucle sem­ble bouclée et la pro­duc­tion avoir atteint son idéal de représen­ta­tiv­ité. Mais on pour­rait tout aus­si bien par­ler ici—et le terme serait sans con­teste plus adéquat—d’idéal d’authenticité, com­pris cette fois dans le sens éval­u­atif de pour­suite d’une expres­siv­ité par­ti­c­ulière, une authen­tic­ité dans le rap­port à soi, qui est sou­vent celui de sa pro­pre iden­tité, soit cul­turelle, sex­uelle, etc. Cette « poli­tique de la recon­nais­sance » con­stitue sans con­teste l’idéal d’une représen­ta­tion authen­tique, pierre de touche de toute pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion. C’est donc autour de cette « vision iden­ti­taire de la poli­tique » cana­di­enne que va s’ordonner la mémoire pat­ri­mo­ni­ale, une « vision de la poli­tique comme affaire de groupes pourvus de leurs iden­tités » eth­nique, cul­turelle, sex­uelle, religieuse, hand­i­capée (Ran­cière 2009).

Or, il fut un temps où les films de l’ONF se con­sacraient à autre chose qu’à célébr­er la diver­sité cul­turelle, où la vision de la société qu’ils proposaient—et autant que celle-ci leur proposait—n’était pas celle d’une société mul­ti­cul­turelle. Les enjeux soci­aux et politiques—de même que les dis­cours qui en émanaient—étaient bien plutôt ceux de l’autogestion, de l’organisation du tra­vail, de l’habitat pop­u­laire, de la répar­ti­tion des richess­es, du fonc­tion­nement des tri­bunaux, etc.

À cer­taines épo­ques, écrit Alain Brossat, c’est la poli­tique qui con­stitue le champ d’attraction majeur et qui « capte » les phénomènes et les débats cul­turels. C’est le cas des dans les années 1960-1970 […]. On assiste aujourd’hui, et d’une manière tout à fait crois­sante, à l’effet inverse : ce sont les man­i­fes­ta­tions poli­tiques qui voient leurs espaces pro­pres tou­jours davan­tage rognés par l’expansion des dis­posi­tifs cul­turels. (139-140)

Ce champ d’attraction relié aux thèmes de la diver­sité cul­turelle[5] aura comme prin­ci­pale con­séquence de laiss­er dans l’ombre moins des films ou une époque passée, que la sin­gu­lar­ité historique—ou encore l’historicité—à laque­lle ces derniers ren­voient et qui les déter­mine. En d’autres ter­mes, ce qui manque sur ONF​.ca, ce ne sont pas des pro­duc­tions qui nous racon­tent l’his­toire de l’ONF—on a vu qu’elles étaient de plus en plus nombreuses—mais des points de vue sur les films qui tien­nent davan­tage compte de leur his­toric­ité. Or ce qui est his­torique est tout autant de l’ordre d’un vocab­u­laire que de pra­tiques con­crètes, touche aux formes disponibles (comme aux lim­ites) de la dici­bil­ité d’une époque. Il sem­ble en effet qu’on éprou­ve quelques dif­fi­cultés à rejoin­dre, par le dis­cours, ce qui s’est joué dans un grand nom­bre de films de ces décen­nies, comme si le vocab­u­laire n’était plus disponible, avait dis­paru, ou encore avait été rem­placé par un autre.

À l’intérieur de l’histoire de l’ONF, la volon­té de ren­dre lis­i­bles (vis­i­bles et audi­bles) les rap­ports de dom­i­na­tion, les antag­o­nismes soci­aux-économiques, les rouages de l’exploitation, con­stitue le sujet d’un grand nom­bre de films des décen­nies soix­ante et soix­ante-dix. Ce qui s’affirme dans la dimen­sion socio-économique, ce sont des dif­férences (de class­es) engen­drées par un sys­tème économique—et qui con­cer­nent une bonne par­tie de la pop­u­la­tion, toutes iden­tités ou minorités cul­turelles con­fon­dues. Je ren­voie le lecteur aux films réal­isés dans le cadre du pro­gramme Chal­lenge for Change/Société nou­velle (1969-1980). Dans le Plan stratégique 2008-2013, l’ONF men­tionne fière­ment ce pro­gramme, évoque en pas­sant sa portée « révo­lu­tion­naire de par sa forme [et] son con­tenu » mais en résume ain­si l’enjeu prin­ci­pal : « sa capac­ité à inciter les com­mu­nautés au dia­logue » (10).[6] Une sélec­tion des films de ce pro­gramme est présen­tée sur ONF​.ca par trois uni­ver­si­taires, Thomas Waugh, Ezra Win­ton, Michael Bak­er, co-édi­teurs de l’ouvrage col­lec­tif, Chal­lenge for Change : Activist Doc­u­men­tary at the Nation­al Film Board of Cana­da (2009). Dans la présen­ta­tion de cette sélec­tion, on lit :

L’accès aux œuvres de la vénérable et con­tro­ver­sée série doc­u­men­taire de l’ONF, est dif­fi­cile depuis des décen­nies. Grâce au lance­ment du livre Chal­lenge for Change : Activist Doc­u­men­tary at the the Nation­al Film Board of Cana­da et à la sélec­tion en ligne sans cesse crois­sante, nous, les édi­teurs de cet ouvrage, sommes ravis de présen­ter des œuvres comme The Bal­lad of Crow­foot, The Chil­dren of Fogo Island et VTR St-Jacques, à la lumière d’écrits doc­u­men­tant leurs aspects artis­tiques et poli­tiques. (dans « sélec­tions d’invités » : « Thomas Waugh »)

Six films nous sont présen­tés mais aucun d’entre eux, comme c’est l’usage sur ONF​.ca, n’a fait l’objet de « Films reliés » (autres que les six sélec­tion­nés par les invités). Sur les 250 pro­duc­tions réal­isées sur une durée de treize ans, c’est bien peu. Et pour­tant, comme le men­tionne le texte de présen­ta­tion, il s’agit d’une série con­sid­érée unanime­ment comme étant la plus pres­tigieuse de l’histoire de l’institution, « l’un des tré­sors du ciné­ma doc­u­men­taire de l’ONF et du Cana­da » ; elle est aus­si la plus com­men­tée en ter­mes d’articles et d’ouvrages savants. Lorsqu’il abor­de les films de ce pro­gramme, Jean-Marc Garand, longtemps chef du pro­gramme doc­u­men­taire français de l’Office, par­le de leur « allure social­iste », et explique que ces derniers ne se con­tentaient pas de refléter le change­ment, mais aus­si et surtout, à en « catal­yser le proces­sus ». Et il ajoute :

C’est une péri­ode très impor­tante parce qu’elle a mar­qué l’évolution de notre doc­u­men­taire, d’une part, et d’autre part, parce qu’elle a per­mis d’identifier à tra­vers le monde la pro­duc­tion de l’ONF. Le pro­gramme Société nou­velle s’est fait une répu­ta­tion, les gens en par­lent à tra­vers le monde. (Les 50 ans de l’ONF 48)

On ne peut donc que s’étonner du peu de vis­i­bil­ité de cette série sur la plate­forme. Impru­dence ou cli­mat d’époque, la dénom­i­na­tion d’un des pro­grammes les plus con­tro­ver­sés de l’Office, et ayant pro­duit le plus grand nom­bre de ses meilleurs doc­u­men­taires, ne propose—ou n’impose—aucune déf­i­ni­tion préal­able de la manière dont une com­mu­nauté s’appréhende, sur ce qui con­stituerait son iden­tité com­mune ou son prob­lème com­mun. Cette dénom­i­na­tion—Société Nouvelle/Challenge for Change—ouvrait bien plutôt sur un champ de pos­si­bles, non défi­nis à l’avance, et dans lequel se sont déployées des expéri­ences col­lec­tives filmiques mar­quantes à la fois pour les per­son­nes con­cernées comme pour les spec­ta­teurs de l’époque et d’aujourd’hui.

Ce que mon­trent un grand nom­bre de films réal­isés tout au long des décen­nies soix­ante et soix­ante-dix, c’est qu’à une cer­taine époque la lutte la plus fon­da­men­tale définis­sant la poli­tique (ou son absence) était celle entre la « démoc­ra­tie » et le « cap­i­tal­isme ». Si l’on prend la peine d’insister sur ce terme par des guillemets, c’est bien parce que son absence est un des traits les plus remar­quables de la mise en valeur sur ONF​.ca. Un petit détour par le résumé pro­posé d’un des films cen­surés par l’Office au début des années soixante-dix—période houleuse comme on sait de l’histoire du Québec et du Canada—illustrera notre pro­pos d’une indif­férence per­sis­tante à l’égard des ques­tions liées au sys­tème économique sur lequel repose le Cana­da. La descrip­tion de 24 heures ou plus—film con­sid­éré aujourd’hui comme un Clas­sique par l’institution, va comme suit :

Pam­phlet ciné­matographique réal­isé par Gilles Groulx à un moment de fièvre pop­u­laire excep­tion­nelle au Québec, quelques mois après le front com­mun des trois prin­ci­paux syn­di­cats québé­cois les plus impor­tants (CSN, FTQ, CEQ) face au gou­verne­ment québé­cois. Œuvre per­son­nelle et mil­i­tante d’un cinéaste québé­cois engagé, sa philoso­phie s’oppose à la « société de con­som­ma­tion » perçue comme la suprême incar­na­tion du mal.

Si l’on s’adonne au jeu des antonymes sur un seg­ment de la descrip­tion qui nous est offert, nous auri­ons à peu près ceci : Œuvre imper­son­nelle et éta­tique d’un cinéaste objec­tif. Une série de déplacements—du social vers le per­son­nel, d’une idéolo­gie vers une philoso­phie, du cap­i­tal­isme vers la société de consommation—vient sug­gér­er que le film serait davan­tage trib­u­taire d’une philoso­phie per­son­nelle de la société de con­som­ma­tion que d’une cri­tique sociale de l’idéologie cap­i­tal­iste. Que la cen­sure du film—qui n’est bien sûr pas men­tion­née ici—se pour­suive dans sa description—et peu importe ici les (bonnes) inten­tions du rédacteur—est révéla­teur de ce qui demeure dif­fi­cile à encadr­er dis­cur­sive­ment quand on est en présence d’un film comme celui-ci, dont les préoc­cu­pa­tions se sont telle­ment éloignées de celles de notre présent, ou plutôt, que ce dernier aurait telle­ment éloignées de lui-même. On touche ici aux procé­dures d’identification et de nom­i­na­tion des objets du pat­ri­moine qui déter­mi­nent ce que Heinich appelle leur « sig­nifi­ca­bil­ité » ou « inter­préta­bil­ité ». En par­lant des films avec le vocab­u­laire du présent et son idéolo­gie ambiante, l’action pat­ri­mo­ni­ale opère, sou­vent bien mal­gré elle, un recodage cul­turel des ques­tions poli­tiques portées par les films. Dans ce reg­istre her­méneu­tique forte­ment cul­tur­al­isant, le sens his­torique des films passe trop sou­vent à la trappe. L’écart est anachronique dans la mesure où les temps se con­fondent et, par le fait même, les idéolo­gies ou sen­si­bil­ités d’époque. Si l’on ne peut tou­jours éviter de par­ler du passé avec le vocab­u­laire de son temps, on peut regret­ter que la mise en valeur des films anciens occulte trop sou­vent leur sens historique—que ce dernier loge dans la forme de leur expres­sion comme dans celle de leur contenu—affaiblissant par là, comme c’est le cas avec les films de Gilles Groulx, l’énergie cri­tique et éman­ci­patrice qui les tra­verse. L’activation de la valeur his­torique pose des ques­tions cru­ciales à la récep­tion pat­ri­mo­ni­ale doc­u­men­taire, comme par exem­ple celle du jeu entre coupure et con­ti­nu­ité : insiste-t-on sur la coupure entre nous au présent et eux dans le passé, ou bien sur une con­ti­nu­ité ? On l’a sou­vent relevé : le dis­cours pat­ri­mo­ni­al actuel dilue les rup­tures tem­porelles séparant les épo­ques his­toriques (voir le texte de James Cis­neros dans le présent numéro). La per­spec­tive tem­porelle pat­ri­mo­ni­ale la plus répan­due est d’établir une con­ti­nu­ité. Il s’agit d’aller chercher l’objet dans le passé (même très récent) pour l’installer dans le présent et établir une con­ti­nu­ité entre les deux.

On peut se deman­der ce qu’il y a aurait de si périlleux aujourd’hui à pren­dre davan­tage en compte les ques­tions poli­tiques et économiques dont sont pour­tant por­teurs un grand nom­bre de films des décen­nies soix­ante et soix­ante-dix. Il est vrai qu’elles touchent plus sou­vent qu’autrement à des élé­ments de vul­néra­bil­ité de l’identité cana­di­enne et qu’une des ten­dances actuelles de l’action pat­ri­mo­ni­ale est d’assurer la « rec­ol­lec­tion d’une iden­tité men­acée » (Choay 182). À cet égard, on remar­que que les prob­lèmes des Autochtones du Cana­da, qui refont sur­face régulière­ment dans l’actualité poli­tique cana­di­enne, ne don­nent pas vrai­ment l’occasion d’actualiser des doc­u­men­taires anciens sur la ques­tion. Sans doute parce qu’un tel geste don­nerait l’impression que la cause autochtone n’avance pas, qu’elle demeure une ques­tion non réglée, mal­gré les bien­veil­lantes poli­tiques du film à l’égard de cette por­tion à part de la pop­u­la­tion mul­ti­cul­turelle cana­di­enne. On pour­rait par­ler, à cet égard, d’occasions man­quées, ou prudem­ment con­tournées, d’actualisation. Tout en demeu­rant plus accept­a­bles que la cri­tique de son sys­tème économique, les lit­iges répétés entourant les reven­di­ca­tions politi­co-con­sti­tu­tion­nelles des peu­ples cana­di­ens, et plus par­ti­c­ulière­ment celles émanant des peu­ples autochtones, font l’objet d’un grand nom­bre de films réal­isés par des Blancs ou des Autochtones. Point sen­si­ble de l’identité éta­tique cana­di­enne, la mémoire filmique autochtone a don­né lieu à un tra­vail minu­tieux de sélec­tion et de mise en valeur (voir le texte con­sacré au site Visions autochtones dans ce numéro). Et pour­tant, les films sont nom­breux qui mon­trent un peu­ple qui manque même s’il est bien vis­i­ble et qu’on encour­age cette vis­i­bil­ité par la pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion. Ces derniers viendraient plutôt démon­tr­er qu’un peu­ple poli­tique n’est pas exacte­ment la même chose que la somme d’une pop­u­la­tion, mais une « forme de sym­bol­i­sa­tion tou­jours litigieuse » (Ran­cière 2004, 152-153). En réac­ti­vant les enjeux poli­tiques à pro­pos de ques­tions non réglées, d’injustices non réparées, ce que nous pou­vons voir dans un grand nom­bre de ces films est bien le principe de con­ti­nu­ité de l’État en matière d’oppression his­torique. « Toute poli­tique, sug­gère encore Ran­cière, crée une autre scène que celle du découpage gou­verne­men­tal des réal­ités et des pop­u­la­tions » (2009, 179). Dans ces films, la scène politi­co-con­sti­tu­tion­nelle, objet de cri­tique poli­tique, se répète de décen­nie en décen­nie inlass­able­ment, ce que vient bien illus­tr­er L’art de tourn­er en rond réal­isé par Mau­rice Bul­bu­lian (1988). Absente pour­tant des dis­cours de mise en valeur, cette con­ti­nu­ité his­torique com­mence pour­tant à peser lourd dans le temps long de l’histoire cana­di­enne. Comme si une artic­u­la­tion fai­sait défaut entre la mémoire pat­ri­mo­ni­ale qui célèbre son unité dans la diver­sité et celles émanant de films qui se sont chargés d’exposer l’absence immé­mo­ri­ale de leur peu­ple, et ce, par la scène répétée d’un statu quo politico-institutionnel.

Conclusion : une exemplarité politically correct

Certes, toute mémoire par­ti­c­ulière ne peut pré­ten­dre à la dimen­sion pat­ri­mo­ni­ale et ce n’est pas de la somme des mémoires par­ti­c­ulières que se forme la mémoire pat­ri­mo­ni­ale. L’écart est donc inévitable, même s’il faut s’efforcer de le réduire. C’est sur ce con­stat, inspiré de celui de Béghain, que nous aime­ri­ons con­clure cette réflex­ion dans la mesure où il aura été à l’origine de notre pro­pre réflexion.

La pat­ri­mon­al­i­sa­tion, […] doit offrir une occa­sion de lucid­ité par une approche cri­tique de l’objet con­cerné, appréhendé dans son his­toric­ité de façon à réduire l’écart qui existe sou­vent entre mémoire col­lec­tive et pat­ri­moine du fait que l’une porte sur un vécu et que l’autre est une con­struc­tion pour l’avenir qui ne peut se con­stituer dans la durée que par un apport cri­tique. Il ne faut toute­fois pas avoir une approche exclu­sive­ment néga­tive de cet écart. En effet, il garan­tit aus­si la con­duite démoc­ra­tique du proces­sus de pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion. (119)

C’est bien ce que tente l’institution dans la val­ori­sa­tion de son pat­ri­moine, et c’est bien « Ce que l’on attend de l’État, écrit encore Béghain […] : qu’il procède à la sélec­tion des mémoires par un ensem­ble tel que le corps social s’y recon­naisse dans sa diver­sité et dans son unité » (178). Mais cette « con­duite démoc­ra­tique du proces­sus » n’en a pas moins son point d’achoppement, comme toute ten­ta­tive de ce genre et, à cet égard, l’on pour­rait par­ler d’une mémoire pat­ri­mo­ni­ale qui se fab­rique de façon plus ou moins arti­fi­cial­iste (Léni­aud 178). Ce que l’on peut observ­er sur ONF​.ca n’est donc pas spé­ci­fique à la manière « cana­di­enne » de pat­ri­mo­ni­alis­er et se retrou­ve aus­si ailleurs, dans d’autres con­textes de pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion. La plu­part des spé­cial­istes insis­tent sur sa dimen­sion forte­ment con­sen­suelle. La démarche pat­ri­mo­ni­ale con­sis­terait surtout à rassem­bler autour de gestes rel­e­vant de l’apaisement des con­flits, de la réc­on­cil­i­a­tion nationale, de la cohé­sion sociale. Elle se car­ac­téris­erait par une déf­i­ni­tion et une fix­a­tion des iden­tités et des légitim­ités poli­tiques, la pro­duc­tion d’une unité du corps social et, en ce sens, serait une fig­ure du con­ser­vatisme cul­turel. Daval­lon avance que la « notion de pat­ri­moine est une notion fon­da­men­tale­ment piège. Puisque tout le monde est d’accord sur ce qui fait pat­ri­moine ; il y a effec­tive­ment un con­sen­sus, et c’est une des car­ac­téris­tiques du pat­ri­moine que de pro­duire du con­sen­sus » (« Du pat­ri­moine à la patrimonialisation »).

En assig­nant au film toutes sortes de signes le plus sou­vent posi­tifs, la mise en valeur pro­duit une relec­ture et des recon­tex­tu­al­i­sa­tions, en défini­tive, « poli­tique­ment cor­rectes » de son Fonds. La fig­ure de la divi­sion, au cœur de tant de films pro­duits, sem­ble pro­scrite dans les dis­cours de mise en valeur. Tout au plus par­le-t-on de « con­tro­verse autour de… » sans pren­dre la peine de spé­ci­fi­er davan­tage. À cet égard, la mémoire pat­ri­mo­ni­ale oné­fi­enne pro­pose une image du Cana­da plutôt con­viviale et rassem­bleuse, la déchargeant du poids et des sym­bol­es de la divi­sion. On le sait : dans une per­spec­tive pat­ri­mo­ni­ale, le rap­port au passé et sa ré-appro­pri­a­tion (ici un passé ciné­matographié) est porté par des intérêts qui ne sont pas ceux de la con­nais­sance, mais de l’exemple ou de l’identité. Mais faut-il pour autant exonér­er ce dernier de tout blâme quand les films sont là—ou devraient être là davantage—pour nous inviter à une meilleure con­nais­sance et com­préhen­sion de l’histoire ? Si donc l’institution du pat­ri­moine, comme on le répète, c’est l’institution d’un rap­port au passé, tout se joue dans la dose d’exemplarité qu’on lui injectera à par­tir des films. Que serait l’envers de cette exem­plar­ité du passé ? En para­phras­ant Brossat, on répon­dra : toutes les aspérités de l’histoire, les espérances déçues, les bifur­ca­tions à peine esquis­sées, les séces­sions étouf­fées dans l’œuf, les mou­ve­ments de fuite imper­cep­ti­bles. Il en va de même avec le reg­istre de l’identité. Si un droit à l’identité peut s’exercer, droit forte­ment encour­agé par la poli­tique iden­ti­taire canadienne—et qu’un grand nom­bre de films illus­trent depuis plus de quar­ante ans—« c’est à la con­di­tion de ne pas porter préju­dice à l’unité du corps social » (Léni­aud 176).

Françoise Choay a sans doute rai­son de par­ler d’une fonc­tion défen­sive de la pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion : « Sug­gér­er un pat­ri­moine, écrit-elle, ren­ver­rait donc aux tra­di­tions qui fondent l’unicité des lieux et des sociétés. Dans ce cadre, le pat­ri­moine aurait ain­si per­du sa fonc­tion con­struc­tive au prof­it d’une fonc­tion défen­sive qui assur­erait la rec­ol­lec­tion d’une iden­tité men­acée » (182). Force est d’admettre que sur ONF​.ca, la pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion s’effectue sur un mode apaisé, con­ciliant, rassem­bleur, et par­fois même, bon enfant. Les effets d’une telle modal­ité affec­tive sont bien sûr dans l’escamotage des con­flits[7] et des dif­férends poli­tiques, ou encore, dans l’allègement de la mau­vaise con­science. Envis­ager une pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion plus con­struc­tive pour­rait con­sis­ter à mon­tr­er com­ment les films per­me­t­tent de faire ressor­tir un jeu com­plexe de sen­si­bil­ités à l’égard du passé ciné­matographié cana­di­en, et englobant, sans frilosité, de nom­breux posi­tion­nements idéologiques. Mais l’expression même de « posi­tion­nements idéologiques » fait grin­cer les dents aujourd’hui, ne va plus de soi et, pour beau­coup, serait cer­taine­ment con­sid­érée comme une expres­sion anachronique… Dans la mesure où les con­flits entre plusieurs con­fig­u­ra­tions du com­mun sont le lot d’une démoc­ra­tie ouverte et plu­ral­iste, une pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion qui per­me­t­trait une redéf­i­ni­tion con­flictuelle de la démoc­ra­tie cana­di­enne par les images et grâce à elles, n’est peut-être pas un si mau­vais pro­jet. Après tout, n’auraient-elles pas droit, elles aus­si, à une meilleure recon­nais­sance de leur identité ?

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Ouvrages cités

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Notes

[1] Le terme de « gou­verne­men­tal­ité », qui vient de Michel Fou­cault, a été repris par Zoé Druick dans son ouvrage Pro­ject­ing Cana­da : Gov­ern­ment Pol­i­cy and Doc­u­men­tary Films at the Nation­al Film Board.

[2] Pour abor­der ce cor­pus de remake, Mar­i­on Froger pro­pose de par­ler plutôt de « gestes de fil­i­a­tion », qu’elle oppose au « proces­sus de la pat­ri­mo­ni­al­i­sa­tion », la fron­tière entre les deux modal­ités d’appropriation faisant ici l’objet d’une dif­férence très mar­quée. Le cor­pus de ces suites doc­u­men­taire est assez sub­stantiel et jus­ti­fie qu’on s’y penche avec atten­tion : À Saint Hen­ri, le 26 août (Shan­non Walsh, 2011), suite À Saint-Hen­ri, le 5 sep­tem­bre (Coll.; 1962) ; Éloge du Chi­ac-part 2 (Marie Cadieux, 2010), suite à Éloge du chi­ac (Michel Brault, 1969) ; L’âge des pas­sions (André Melançon, 2007), suite à Les vrais per­dants (André Melançon, 1987) ; Le plan (Isabelle Longtin, 2011), suite à Les habi­ta­tions Jeanne-Mance (Eugène Boyko, 1964) ; Wow 2 (Jean-Philippe Duval, 2001), suite au Wow (Claude Jutra, 1969) ; Au pays des colons (Denys Des­jardins, 2007), suite au cycle abiti­bi­en de Pierre Per­rault. Il faudrait aus­si citer des expéri­ences plus sin­gulières de réap­pro­pri­a­tion du pat­ri­moine comme La mémoire des anges (Luc Bour­don, 2008), film qui fait l’objet d’un texte dans le présent numéro. Voir référence com­plète dans les ouvrages cités en fin d’article.

[3] Il s’agit de Mau­rice Black­burn, Manon Bar­beau, Luc Bour­don, Nico­las Renaud, Dou­glas Roche, Denys Des­jardins, Thomas Waugh, Don­ald McWilliams.

[4] Cette trans­mis­sion d’un savoir-faire a d’ailleurs fait l’objet d’une récente expo­si­tion muséale de l’ONF : « L’ONF s’anime au Musée de la civil­i­sa­tion ». Voir le bil­let du blogue de l’ONF (Per­reault).

[5] Voir les deux études con­sacrées à des thèmes de la diver­sité cul­turelle dans ce numéro : celui de Chris­tine Albert sur les Droits de la per­son­ne et celui de Nina Bara­da sur la diver­sité culturelle.

[6] Nous avons déjà traité cette ques­tion ailleurs dans un ouvrage col­lec­tif con­sacré aux ques­tions du mul­ti­cul­tur­al­isme cana­di­en. Voir Michèle Gar­neau. « La cul­ture sous con­di­tion du poli­tique à l’Office nation­al du film du Cana­da ». Mul­ti­cul­tur­al­isme et diver­sité cul­turelle dans les médias au Cana­da et au Québec. Dir. Hans-Jür­gen Lüse­brink and Christoph Vat­ters. Würzburg : Königshausen & Neu­mann, 2013. 35–50.

[7] Mais les con­flits sur ONF​.ca, sont « inter­na­tionaux », et non pas cana­di­ens. Sur la page d’accueil, à l’onglet « À pro­pos », on peut lire : « Les films qui com­posent la col­lec­tion de l’ONF […] pren­nent posi­tion sur des enjeux mon­di­aux impor­tants pour les Cana­di­ens et les Cana­di­ennes : l’environnement, les Droits de la per­son­ne, les con­flits inter­na­tionaux, les arts et plus encore ».