6-1 | Table des matières | http://dx.doi.org/10.17742/IMAGE.ONF.6-1.2 | Patrimoine PDF
Ce texte propose une approche à la fois descriptive, analytique et critique de la très active production patrimoniale actuellement en cours sur ONF.ca. En se donnant comme mission de rendre accessible son patrimoine audiovisuel, l’Office se soucie d’en orienter la réception, de proposer aux internautes l’histoire de son action audiovisuelle depuis sa fondation en 1939. Par le relevé d’un certain nombre de valeurs exhibées (authenticité, représentativité, renommée et proximité), et de registres privilégiés (dont celui de la commémoration), l’auteur tente de circonscrire une axiologie du patrimoine sur ONF.ca. Dans sa seconde partie, le texte se consacre à la question de l’articulation (et de l’écart) entre mémoire patrimoniale et mémoires particulières (des films) afin de mieux cerner les contours politiques et les enjeux idéologiques de l’encadrement discursif des collections.
This article offers a descriptive, analytical and critical approach to the very active production of audiovisual heritage currently underway at NFB.ca. Designed to make the National Film Board (NFB)’s audiovisual heritage more accessible, the website carefully guides its users through the history-memory of audiovisual production at the Film Board from its foundation in 1939 through to the present. By analyzing how the website showcases its films, endorsing specific values (authenticity, representativeness, recognition and proximity) and privileging certain registers (such as commemoration), the article first attempts to define an axiology of heritage in NFB.ca. The article then focuses on questions of the articulation of (and the variation between) history-memory and particular memories (of films) in order to better outline the political contours and ideological stakes of the discursive framework of the NFB’s collections.
MICHÈLE GARNEAU | UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL
LA MISE EN PATRIMOINE SUR ONF.CA
Si tout au long des décennies cinquante et soixante, et même encore pendant la décennie soixante-dix, on pouvait espérer, à l’ONF, la constitution d’un imaginaire national et citoyen, le régime d’images généralisées qui s’est peu à peu imposé au cours des décennies suivantes aura considérablement dilué le projet initial d’une « gouvernementalité » par le film, raison d’être institutionnelle de l’Office.[1] Bien que le film en tant qu’action sociale soit toujours en vigueur aujourd’hui, une action patrimoniale est venue s’y superposer, telle une valeur ajoutée à toutes ces « petites bobines de films » accumulées depuis 1939 et devenues, au fil du temps, des trésors du passé. Entré à l’ONF en 1947, Jacques Bobet se rappelle :
Quand je suis arrivé on m’a dit : « Tu vois ces petites bobines de film? Elles ne durent que dix minutes, mais c’est avec cela que nous allons forger l’unité du Canada ». Évidemment, cela paraissait très drôle à l’époque parce qu’on comparait cela aux chemins de fer. On disait : « Elles serviront à la même chose que la voie ferrée ! ». C’était extrêmement curieux. (Les 50 ans de l’ONF 15)
Le petit ouvrage dont est tirée cette citation s’intitule Les 50 ans de l’ONF et a été publié en 1989 par la Société Radio-Canada. Il se compose d’entretiens radiophoniques auprès de cinéastes, producteurs et artisans de la maison. Si tous les intervenants sont conscients de l’importance de l’ONF pour l’histoire du Canada et du cinéma, il ne s’agit pas encore d’en célébrer la grandeur, formule des plus caractéristiques d’une conscience de soi de type patrimonial. En effet, il faudra attendre quelques années encore pour que le basculement vers le moment « mémoire » de l’institution devienne palpable dans les discours. Dans un dossier de la revue montréalaise 24 Images intitulé « Rêver l’ONF de demain », une cinéaste inquiète avance « que l’ONF n’est ni plus ni moins qu’un parc national de notre culture, qui mérite d’être protégé, valorisé et passionnément habité. » (Hébert et al. 30). On ne saurait mieux résumer le changement de statut de l’institution tout au long de la décennie quatre-vingt-dix. La perception collective d’une menace à la survie de l’institution, comme à l’intégrité de sa mission, ne fera que s’intensifier à partir du début du deuxième millénaire, donnant lieu à des « processus concrets de patrimonialisation » (Di Méo 10). Qu’il nous suffise de rappeler celui qui a été posé en 2012, suite à l’annonce de la fermeture de la CinéRobothèque de Montréal. Le « Mouvement spontané pour la survie de l’ONF », fondé en l’an 2000, organise une manifestation et lance une pétition pour demander au gouvernement du Québec d’intervenir auprès du gouvernement fédéral. Dans le document en question, « La préservation d’une institution menacée – Lettre ouverte aux partis politiques concernant la survie du Cinéma ONF et de la CinéRobothèque », on pouvait lire :
Nous leur demandons également un engagement ferme pour qu’ils interviennent auprès du gouvernement fédéral et de l’ONF afin d’assurer, d’abord, l’accessibilité à l’ensemble du patrimoine cinématographique que représentent les films de l’ONF. À la veille du 50e anniversaire du documentaire Pour la suite du monde, chef-d’œuvre de notre cinématographie au titre plus qu’évocateur, le MSSO et l’ensemble des citoyen(ne)s qui se sont mobilisé(e)s depuis le printemps, demandent aux différents partis de faire preuve de leadership pour garantir la survie du Cinéma ONF et de la CinéRobothèque. Voilà une belle occasion pour celles et ceux qui entendent diriger le Québec de démontrer, concrètement, qu’ils ont véritablement à cœur l’épanouissement et le rayonnement de notre culture et de notre identité. (MSSO)
Si les films de l’ONF représentent désormais un patrimoine, comme on peut le lire ci-haut, c’est bien parce qu’il faut comprendre ce dernier comme une représentation relativement indépendante de ses objets. Tous les spécialistes du patrimoine insistent sur ce point : « Nous ne devons jamais oublier que l’importance du patrimoine culturel tient moins aux objets et aux lieux qu’aux significations et aux usages que les gens leur attachent et aux valeurs qu’ils représentent » (Palmer 8). C’est donc dire que s’il y a reconnaissance d’un patrimoine, il y a aussi et surtout « mise en patrimoine, qui est à la fois une mobilisation et un mode de désignation culturelle […] » (Schiele 2). Une représentation donc, mais aussi une appropriation sociale symbolique.
Comme dans de nombreux autres contextes patrimoniaux, nous sommes en présence, à l’ONF, d’un élan patrimonial partagé—mais peut-être faudrait-il dire qui se partage—entre les citoyens et l’institution. Sur le site institutionnel, le devenir patrimoine (Davallon 2006, 18) des films de l’ONF comme de l’ONF elle-même en tant qu’institution, est un processus que l’on pourra observer également à partir de la décennie deux mille, et dont le plan stratégique de 2002-2006 constitue un point tournant. Sans que l’on parle encore de valorisation du patrimoine, ni de ONF.ca (qui fera son entrée officielle en 2009), la formule, « lier l'image de l'ONF à son patrimoine » amorce l’attribution de la valeur patrimoniale aux objets, et prépare le terrain d’une action patrimoniale de plus en plus revendiquée dans les plans ultérieurs. Utilisé surtout comme substantif descriptif se référant aux films produits depuis 1939, le terme de patrimoine prendra une signification beaucoup plus proactive dans les plans stratégiques qui se succèderont, notamment par la mise en valeur des collections, un des principaux objectifs du plan stratégique de 2008-2013. Le changement opéré en une quinzaine d’années par cet élan patrimonial est bel et bien celui d’une valeur symbolique ajoutée que traduisent bien les discours de l’institution sur elle-même, et dont nous citons ici une des versions les plus récentes :
La collection des œuvres de l’ONF constitue un bien d’une valeur inestimable pour les Canadiens. En effet, l’ONF est le dépositaire de l’un des plus précieux patrimoines audiovisuels du Canada, un patrimoine dans lequel la population canadienne investit depuis plus de 70 ans et qui fait aujourd’hui partie de la mémoire collective du pays. Véritable album de famille des communautés canadiennes, les 13,000 œuvres présentes dans les salles de conservation de l’ONF sont autant d’instantanés auxquels les Canadiens souhaitent pouvoir accéder en tout temps. (ONF, « Évaluation de l’espace de visionnage » 12)
Des objets anciens, qui étaient pour la plupart tombés dans l’oubli, devenus quelconques, remisés et bien conservés, vont acquérir peu à peu et au fil du temps, une valeur inestimable. Au fil du temps, car le processus de patrimonialisation a besoin de temps, mais surtout, il produit de la différence dans le temps. Jean Davallon parle d’une « rupture dans le temps qui fait que l’objet n’a plus le même statut. Ce qui se modifie à l’intérieur de ce processus, c’est le sentiment d’une valeur de l’objet » (« Du patrimoine à la patrimonialisation »). Les formules utilisées par l’auteur sont éclairantes : on passe d’un objet « commun » en un objet « exemplaire » ; ce denier « possède une valeur inestimable qui n’a rien à voir—ou très peu—à sa valeur intrinsèque ».
C’est à cette exemplarité documentaire, conduite et produite par l’action patrimoniale sur ONF.ca que nous allons ici nous intéresser en adoptant une perspective à la fois descriptive, analytique et critique. Nous nous sommes très librement inspirés de la démarche de Nathalie Heinich dans son ouvrage La fabrique du patrimoine, étude qui se consacre à la question de l’inventaire dans le domaine du patrimoine bâti. Les notions empruntées sont celles de « valeurs » (du patrimoine), toujours assorties de leur « critères » ou « registres », de patrimonialisation. Comment avons-nous appréhendé ces valeurs et ses critères ? Par leur mise en œuvre concrète sur le site de l’ONF, ainsi que par la prise en compte de la littérature officielle sur le site institutionnel. Cette dernière a le mérite de rendre plus explicite les choix sous-jacents à la mise en valeur sur ONF.ca. À cet égard, Heinich indique avec raison—nous avons pu le vérifier à l’intérieur du contexte qui est le nôtre—que les valeurs, comme les critères, ne sont pas toujours perçues ni explicitées comme telles par les acteurs de la patrimonialisation, ni non plus toujours aisément explicitables par les observateurs extérieurs (que nous sommes).
La très active production patrimoniale à l’œuvre sur le site grand public de l’ONF repose sur trois données : les propriétés des objets soumis à la patrimonialisation, les compétences des acteurs (analystes de collections, invités en tant qu’expert, blogueurs attitrés), et enfin, les contraintes et ressources propres à la situation concrète d’évaluation. L’élément important à prendre ici en considération est dans le fait que les interventions des acteurs demeurent fortement balisées par l’ordonnancement préalable du site, ses ressources et ses règles de fonctionnement. Heinich parle d’un « critère de cohérence procédurale qui fait que même s’il travaille seul, l’acteur de la patrimonialisation répond par ses choix dans un cadre collectif » (69). C’est donc dire que si ce dernier bénéficie d’une certaine marge de manœuvre à l’intérieur du processus, c’est en autant qu’il accepte de ne pas outrepasser les règles implicites de la patrimonialisation « à la canadienne » ou encore « à l’onéfienne ». « De fait, il n’existe pas de processus de patrimonialisation sans acteurs collectifs ou individuels ; inversement, ceux-ci ne peuvent rien, ou presque, sans un minimum d’idéologie ambiante, favorable à l’intervention patrimoniale » (Di Méo 12). Dans la théorisation issue du patrimoine bâti, on oppose souvent deux modalités de patrimonialisation, deux manières différentes de considérer la création du patrimoine et sa reconnaissance en tant que tel : « d’un côté la construction experte et normative d’un patrimoine officiel et institutionnel et, de l’autre, la construction d’une relation sensible des habitants à ce qu’ils considèrent comme leur patrimoine » (Watremez 163). Il n’est pas sûr que nous puissions reconduire cette distinction concernant les modalités de patrimonialisation sur le site de l’ONF, et ce, en associant la première modalité à ONF.ca. En effet, on peut observer des exemples de la seconde modalité dans un grand nombre de films produits par l’ONF ces dernières années, des films où l’on voit se construire une relation sensible de cinéastes à ce qu’ils considèrent comme leur héritage et qu’ils se réapproprient, notamment à partir du remake documentaire.[2] Notre questionnement aura donc été celui-ci : qu’est-ce qui ouvre la possibilité d’une sélection sur ONF.ca ; quels en sont les critères, c’est-à-dire les « caractéristiques constantes applicables aux objets patrimoniaux » (Heinich 234) ; quelles sont valeurs qui les sous-tendent ?
Registre de valeurs privilégiées : nouveauté, renommée, proximité et représentativité
L’organisation éditoriale de la page d’accueil aura constitué notre terrain d’observation, ainsi que l’onglet FILM sur cette même page (en ce qu’il contient tous les films en ligne disponibles). Le parcours « Première visite » qui est proposé au visiteur permet d’identifier ce qui, pour l’institution constitue des valeurs sûres. Le visiteur du site, tel que le présuppose l’ONF, serait surtout attiré par les nouveautés, accorderait une grande importance aux valeurs de renommée et de popularité. Voyons cela de plus près. Deux fois par mois, un film est proposé au visiteur, accompagné de « Films reliés » venant ouvrir une sélection thématique soigneusement constituée par l’équipe de la « maison ». Sous la sélection de ce prêt-à-visionner régulièrement renouvelé, le visiteur se trouve face à quatre options : (1) C’est votre première visite? Commencez ici, (2) Jetez un œil à nos nouveautés, (3) Découvrez notre collection en ligne, (4) Consultez nos chaines thématiques. En cliquant sur « C’est votre première visite? Commencez ici », l’usager est dirigé vers une sélection de films présentés comme suit : « Voici une sélection de films, spécialement conçue pour vous aider à commencer votre découverte et vous donner le goût d’en voir plus ». Chaque film est accompagné de son critère : Le plus aimé du public / Réalisateur incontournable / Film le plus vu / Film qui a marqué le cinéma / Gagnant d’un oscar. Des valeurs sûres sont donc proposées au visiteur par le recours au critère de la notoriété. On constate cependant que la renommée d’un film, qui joue ici comme valeur prédominante, n’est pas seulement décrétée par des institutions prestigieuses comme Hollywood (film oscarisé), ou l’ONF elle-même (réalisateur incontournable). En effet, en situant cette sélection maison sur le registre réputationnel, on laisse entendre que la renommée d’un film ne provient pas seulement d’une évaluation par le haut, mais repose aussi sur le bon goût du public (le film le plus aimé ou le plus vu). Quant au film qui a « marqué le cinéma », on en déduit que sa renommée ou son prestige, ou encore son statut de « classique canadien », provient de sa riche tradition de réception tous azimuts, à la fois institutionnelle, critique et populaire.
Parallèlement au critère de notoriété, c’est celui de nouveauté qui prévaut sur la page d’accueil. L’incitation à « jeter un coup d’œil aux nouveautés » n’a pas son pendant—du moins dans le parcours proposé pour la « première visite »—vers les films anciens. Dans son ouvrage Le Culte moderne des monuments Aoïs Riegl dresse un inventaire des valeurs portées par le monument historique, dont la fameuse valeur d’ancienneté. Or, ce dernier remarquait déjà en 1903 que la valeur de nouveauté représentait la valeur artistique du public (47). Les choses n’ont guère changé un siècle plus tard. La valeur d’ancienneté, qui est souvent activée par le verbe « Replongez », ou encore, « Redécouvrez » (« Chantal en vrac : Replongez dans les années 60 »), est loin d’être une valeur aussi présente que celle de nouveauté. Même si l’ONF a ses classiques (« Je vous invite à revoir quelques Classiques, » Perreault « 7 films »), le capital d’ancienneté ne semble pas aller de soi pour les acteurs de la patrimonialisation. Et pourtant, faire basculer un vieux documentaire dans le registre valorisant de l’ancien, ou encore, le remettre au goût du jour, est une des tâches les plus importantes pour l’action patrimoniale. Mais il y a plus : si un vieux documentaire ne suffit pas à produire de la valeur, et plus difficilement croyons-nous qu’une vieille église, un vieux navire, ou même un vieux film de fiction, c’est parce qu’il exige que l’on se confronte aux dimensions souvent difficilement conciliables qui sont celles de son actualité et de sa postérité. Sur ONF.ca, on semble avoir pressenti (ou compris) cette difficulté inhérente au genre du documentaire, ce qui explique la stratégie de mise en valeur adoptée : le mélange des documentaires anciens à des films plus récents et/ou des films de fiction. Leur fonction-mémoire est préalablement liée à un contexte extérieur, activée par le biais d’une sélection thématique qui ne concerne pas directement le registre de l’ancien. La sélection « 15 films à voir au moins une fois dans sa vie ! », mélange des films récents à de vieux documentaire, et celle consacrée aux « 5 grands films des années 60 en noir et blanc », mélange de la fiction à du documentaire. C’est donc dire que l’on penche nettement sur l’actualisation par regroupement thématique, plutôt que sur un travail d’historicisation.
Le critère thématique, autre critère privilégié sur la page d’accueil, est bien mis en évidence par la dernière entrée au bas de la page intitulée « Consultez nos chaines thématiques ». En cliquant sur cet onglet l’usager se retrouve devant une vingtaine de grands sujets. Mais ce sont les Sélections dûment nommées comme telles dans l’entrée « Film » qui proposent l’encadrement discursif le plus élaboré. Elles sont présentées comme suit : « Afin de vous aider à explorez notre site, nous avons invité des experts à discuter des films, à faire des recommandations et à mettre la collection de l’ONF en contexte. » Les Sélections offrent quatre entrées : Nouvelles sélections / Sélections d’invités / Spécialistes de l’ONF / Sélections thématiques. Si le critère de nouveauté est encore à l’honneur, d’autres registres de valorisation prennent place, comme celui de l’expertise avec les spécialistes (appelés analyste de collection), et les invités spécialisés dans différents domaines liés aux médias.[3] Le regroupement thématique renvoie à la valeur de représentativité des films et au registre privilégié de la valorisation sur ONF.ca : celui de la pertinence d’un contenu canadien. Avec cette valeur, nous sommes à l’intérieur d’une axiologie propre au « régime de communauté », régime dans lequel on accorde crédit au multiple, à la série, et où l’on met de l’avant ce qui est commun à plusieurs objets (Heinich 205).
Valeur de proximité et logique de la trouvaille : le blogue
Ce qui ouvre une sélection sur ONF.ca relève à la fois de critères fixes et durables (datation, regroupement thématique, nouveauté, renommée ou popularité), mais aussi de d’autres, beaucoup plus aléatoires. L’adresse au public par des verbes à l’impératif, est très fréquent : « Visionnez », « Retracez », « Replongez », « Redécouvrez », « Célébrez », verbes ponctués par de petites questions d’intérêt général : « Quels sont vos films d’automne préférés? », ou des dialogues fictifs : « Bon d’accord. Vous connaissez les Classiques de l’ONF… ». Le blogue est le genre idéal pour une pratique détendue de mise en valeur et où les critères de sélection se fabriquent au gré des idées et de la fantaisie des blogueurs de l’équipe attitrée, qui se présente en ces termes :
Bonjour et bienvenue sur le blogue d’ONF.ca! […] Notre équipe a le mandat de visionner le plus de films possible (dure, dure la vie!) afin de vous les faire découvrir, un à un, et de mieux les mettre en contexte. Ce blogue s’adresse autant aux cinéphiles, qu’au grand public, aux étudiants et étudiantes, aux membres de l’industrie cinématographique et des médias interactifs, aux enseignants et enseignantes… Vous y trouverez des suggestions de films à visionner sur ONF.ca, des informations de première main concernant l’industrie, les médias interactifs, les innovations technologiques, la communauté, l’éducation, les coulisses de l’ONF, les festivals, les cinéastes, et beaucoup plus encore. Ne vous gênez surtout pas pour vous joindre à la conversation. (Blogue de l’ONF « À propos »)
Nous sommes donc invités à être divertis par des sélections variées, lesquelles s’adaptent aisément aux circonstances les plus courantes et diverses de la vie quotidienne : « Ma liste de cadeaux / 20 courts à regarder dans les transports en commun / 5 films rafraichissants. Découvrez notre solution à la canicule ! / Quels sont vos films d’automne préférés? » Le rôle du blogue est essentiel en ce qu’il vient personnaliser—comme son genre le prescrit—l’accueil dans le site et la valorisation du patrimoine. L’action patrimoniale consiste ici à fouiller dans les trésors innombrables du grenier de l’ONF : « En fouillant sur ONF.ca pour rassembler ses 10 plus belles histoires d’amour […] ». En fouillant, l’on trouve ou l’on retrouve, on sort les films de l’oubli : « Film oublié, trésor retrouvé, Le dernier glacier est plus que jamais d’actualité avec la mise en chantier du Plan Nord par le gouvernement québécois. Je vous recommande chaleureusement ce film magnifique. » Le discours de mise en valeur sur le blogue relève de cette « logique de la trouvaille » par quoi Davallon caractérise l’objet du patrimoine : « L’objet patrimonialisé, écrit ce dernier, passe de son monde d’origine au patrimoine par une découverte (la « trouvaille » selon Umberto Eco), c’est-à-dire du fait que cet objet-là, quand on le découvre, on a vraiment l’impression que l’on est tombé sur quelque chose possédant une valeur inestimable » (« Du patrimoine à la patrimonialisation »).
Authenticité : valeur par excellence de toute patrimonialisation
«L’administration de l’authenticité », pour reprendre le terme à Nathalie Heinich, est une des actions patrimoniales les plus actives et constantes sur ONF.ca. Comme beaucoup d’autres théoriciens du patrimoine, Heinich élève cette valeur au premier rang des valeurs patrimoniales.
C’est ainsi que l’administration du patrimoine a bien pour mission d’administrer—au sens de gérer—les éléments du passé qu’elle a produit ; mais elle a aussi et avant tout pour mission d’administrer—au sens d’attribuer—de la valeur à ces mêmes produits. Il s’agit donc bien, au double sens du terme, d’une « administration de l’authenticité » (259-260).
Dans la littérature institutionnelle, le terme circule partout, et notamment pour spécifier une canadianité de la production :
La collection ONF reflète près de 75 ans d’histoire canadienne, soit depuis la création de l’ONF en 1939. À travers leurs œuvres, les cinéastes de l’ONF, qu’ils soient expérimentés ou débutants, issus des peuples autochtones, des minorités culturelles ou linguistiques, de la majorité anglophone ou francophone témoignent des enjeux de société, des préoccupations et de la réalité des Canadiens et Canadiennes des quatre coins du pays, mais aussi de celles de gens de partout dans le monde, tout en présentant un point de vue authentiquement canadien. (Site institutionnel de l’ONF, Onglet « Notre collection », nous soulignons)
Sur les deux sites qui nous occupe, la rhétorique de l’authenticité est prédominante et peut être entendue en deux sens : celui de tradition et celui d’unicité. L’authenticité comme valeur de tradition nous renvoie à la « continuité du lien entre l’objet en question et son origine : continuité substantielle, stylistique, traçabilité » (Heinrich 239). C’est là son premier sens, très présent dans l’encadrement discursif des collections, comme dans les films réalisés pour commémorer l’institution et ses productions passées. Le « Depuis 1939 » de la citation ci-haut, vient bien marquer cette intégrité du lien avec l’origine. Concept commode parce vague, on retrouve la notion d’authenticité et sa forme adverbiale, placées partout, par une main invisible :
L’influence de Grierson sur le développement ultérieur de l’ONF est considérable. Le mandat qu’il avait élaboré pour l’organisme dès juin 1938, soit de faire connaître le Canada aux Canadiens est encore pertinent aujourd’hui. La mission éducative de l’ONF se poursuit toujours et la nécessité d’offrir un point de vue authentiquement canadien reste au cœur de la production actuelle. (61 portraits vivants, sur le site de l’ONF)
Le plus récent plan stratégique (2013-2018) qui en use à profusion, en propose une définition sommaire mais précieuse en ce qu’elle est la seule que nous ayons pu trouver dans notre parcours de la littérature institutionnelle : « Pour le producteur public qu’est l’ONF, l’authenticité signifie que ses productions doivent avoir un sens et refléter les multiples textures de la réalité sociale canadienne » (8). Nous comprenons ici que l’authenticité signifie que pour avoir un sens, ou encore faire sens, ses productions doivent refléter la diversité canadienne. Authenticité et diversité sont les deux termes qui reviennent le plus fréquemment dans le dernier plan stratégique.
Le patrimoine est un discours, écrit Di Méo, il participe d’un principe narratif (il a donc besoin de narrateurs) qui raconte les mythes originels, qui décrit les épopées fondatrices et les grands moments historiques d’un groupe ou d’un territoire. Il confère à toute réalité sociale une consistance temporelle (durée) et spatiale. Il l’invite à se projeter vers l’avenir, à formuler un projet collectif. (Di Méo 18)
Dans le tout récent Propagande téméraire (2013), véritable hymne à la grandeur de l’institution et du pays qui l’a vu naître, son réalisateur, Robert Lower, propose un retour aux origines en se concentrant sur « l’effort de propagande le plus important de notre histoire », lit-on dans le résumé. Une voix off omniprésente assure l’administration de l’authenticité à telle point que le spectateur se demande si le titre ne s’adresse pas au projet du film lui-même, à sa teneur fortement nationaliste, plutôt qu’à son contenu historique.
Le deuxième sens véhiculé par la valeur d’authenticité est dans l’idée d’unicité.
L’ONF a un rôle unique : fournir du contenu canadien innovateur et audacieux qui ne verrait pas le jour sans lui. C’est que, dans un marché où la concurrence et les pressions sont de plus en plus vives, un marché où la révolution numérique entraîne rapidement des incidences destructives, le secteur privé est incapable de prendre les risques artistiques, financiers et technologiques nécessaires pour que le Canada demeure à l’avant-scène de l’industrie culturelle. (Site institutionnel de l’ONF « À propos »)
Si dans les années quarante et jusqu’aux années soixante-dix l’institution pouvait accomplir sa mission sans se soucier de la concurrence, elle devra progressivement tenir compte de cette réalité—ce qu’elle fera à partir de la décennie quatre-vingt par des partenariats avec le privé—tout en s’en distinguant. La chose n’est cependant plus aussi évidente que par le passé. Mais qu’à cela ne tienne : l’authenticité est inhérente et irréfutable, elle réside dans la proposition de valeur unique qu’offre encore l’ONF à la population canadienne. La valeur patrimoniale de l’authenticité joue donc ici comme une valeur ajoutée pour l’institution elle-même et permet de la distinguer de d’autres entreprises de production et de distribution audiovisuelles qui n’ont pas derrière elles une histoire aussi imposante que celle de l’ONF. « À la différence de ces nouvelles cultures de masse véhiculées par les mass media et les industries culturelles, le patrimoine instaure une mystique de l’unique et de l’authentique : il n’y a qu’une abbaye de la Sauve-Majeure, qu’une citadelle de Blaye ! » (Di Méo 10). Avec son histoire, son savoir-faire, son ancrage culturel avéré, bref, son authenticité et son unicité, l’ONF s’expose même au musée.[4]
On remarque enfin que la rhétorique de l’authenticité se conjugue souvent à celle de diversité, rapprochant le discours de mise en valeur de celui de la promotion touristique. « Comme le terme authenticité, le terme de diversité (le substantif autant que l’adjectif) est en usage dans le discours promotionnel, pour assurer le voyageur d’une variétés de paysages […] » (Cornu 26-27). C’est donc dire que si la diversité et l’authenticité participent d’un discours socio-politique qu’il faut promouvoir, ce dernier est aussi un discours promotionnel : celui d’une offre diversifiée sur l’authenticité canadienne. « Ses œuvres offrent un accès privilégié à la diversité de notre culture et constituent un élément important du patrimoine culturel du Canada » peut-on lire sur le site institutionnel (onglet « Accueil »). Si le caractère unique et à préserver de l’ONF est dans sa relative indépendance à l’égard des règles de l’industrie des mass médias, les traits du discours qui sous-tendent son action patrimoniale ne s’en rapproche pas moins de ceux de la logique du marché.
La célébration par le film
La célébration est sans conteste le registre privilégié de toute patrimonialisation et sur ONF.ca on s’adonne avec ferveur à cette pratique caractéristique de notre époque. On court après les dates, pour reprendre l’expression à Pierre Nora dans « L’ère de la commémoration ». Mais ce qui se célèbre sur ONF.ca, est-ce le Canada ou bien l’ONF ? Le Canada et son patrimoine à travers l’ONF, ou bien l’ONF en tant que patrimoine canadien ? On aura tendance à répondre : les deux. Car il convient de ne pas perdre de vue que nous sommes en présence d’une politique d’état à la culture. L’ONF est une institution étatique qui cherche encore, en phase avec le projet moderne des États-nations, à structurer le lien social et à construire des identités. « Culturellement diversifié, favorisant la cohésion sociale », peut-on lire un peu partout sur les deux sites au chapitre des « valeurs fondamentales ». Mandat fédéral oblige, l’ONF se doit de promouvoir, en même temps que les films de son Fonds, des valeurs nationales. L’action patrimoniale ne doit donc pas négliger les grands moments de l’histoire du pays. On va célébrer le bicentenaire de la guerre de 1812, honorer un régiment des Forces armées canadiennes (avec Je me souviens : 100 ans du Royal 22e régiment), découvrir une sélection de « Sept films pour la Semaine de l’histoire du Canada », et bien d’autres initiatives encore, qui viendront ponctuer le calendrier national et multiculturel du pays. À ces grands moments de l’histoire canadienne vont s’adjoindre les grands moments de l’histoire onéfienne, de plus en plus valorisés depuis une quinzaine d’années. Le film Propagande téméraire, déjà cité, est exemplaire d’un mélange des valeurs canadiennes et onéfiennes, nationales et patrimoniales. Célébrer l’histoire de l’ONF, et non pas seulement celle du Canada, a l’avantage d’élargir l’éventail des dates d’anniversaire : « Le chat dans le sac a 50 ans » / « En souvenir de Wolf Koening (1927-2014) » / « Le 100e anniversaire de McLaren. » Le « Patrimoine audiovisuel Inuit », un des plus récents grands projets de numérisation de l’Office, sera présenté comme une « célébration de soixante-dix ans d’histoire et de tradition du peuple inuit », « un trésor inestimable pour les générations futures », « l’ensemble des canadiens […] se doivent de partager et de célébrer ce patrimoine ». Le 75e anniversaire de l’institution en 2014 a vu les célébrations se multiplier et se succéder pendant toute l’année : un petit film anniversaire d’une minute intitulé 75 ans de gens qui se déplacent. L’avenir fait partie de notre histoire, une Sélection de films oscarisés, un jeu interactif sur des Questions quiz à propos des 75 ans de l’ONF, et enfin, une infographie intitulée Les moments marquants de l’ONF, présentée comme suit : « Le 2 mai dernier, l’ONF célébrait son 75e anniversaire. Afin de souligner l’importance de l’institution canadienne dans l’histoire du cinéma, nous vous avons concocté une infographie amusante réunissant les grandes étapes et les moments marquants de son existence. Jetez-y un coup d’œil et partagez-la ! » (Perreault « Infographie »). De la fondation par John Grierson en 1939 comme point de départ jusqu’au lancement d’ONF.ca en 2009 comme point d’arrivée, en passant par le premier Oscar, l’Âge d’or du cinéma direct, le « premier film sacré plus grand film canadien de tous les temps », chaque moment du parcours historique est présenté comme un événement, une victoire, ou un honneur.
Si l’infographie est une forme brève grand public, d’autres initiatives proposent une histoire célébrative de l’ONF plus déployée, remarquables il faut le souligner quant à l’étendue de leur savoir sur l’objet. Nous pensons à ONF 70 ans de Jean-François Pouliot (disponible sur le site de l’ONF), une impressionnante histoire évènementielle de l’institution, menée de façon chronologique, et structurée selon des axes thématiques : L’ONF / Les cinéastes et leurs œuvres / Recherches et applications technologiques / Diffusion des films. Mentionnons aussi, Une histoire du cinéma : 61 portraits vivants de Denys Desjardins et Johanne Robertson, un projet web crée pour les célébrations du 70e anniversaire de l’ONF (Onglet « Interaction »). Les « 61 portraits » sont regroupés en 13 catégories thématiques combinant des entrevues et des extraits de Classiques de l’ONF. L’encadrement discursif est, là aussi, des plus élaborés. À l’onglet « À propos » de cette plateforme, on peut lire que l’ONF est une « formidable école de cinéma où sera inventé un cinéma canadien original, éclaté et diversifié ». On parle aussi de « fabrique de chefs-d’œuvre », de la « création des fondements d’une tradition cinématographique canadienne », et des « légendaires créateurs et créatrices […] qui ont écrit l’histoire de l’ONF depuis ses débuts en 1939 jusqu’au milieu des années 1960. »
Que tout ou presque soit prétexte à célébration sur ONF.ca, on ne s’en étonnera pas tant la commémoration est aujourd’hui répandue. « C’est le présent qui crée ses instruments de commémoration, écrit Nora, qui court après les dates et les figures à commémorer, qui les ignore ou qui les multiplie […] » (96). Les thèses de Nora autour de l’obsession commémorative sont bien connues qui spécifiait que :
L’important, ici, n’est cependant pas l’inflation proliférante du phénomène, mais sa transformation interne : la subversion et le délitement du modèle classique de la commémoration nationale […] et son remplacement par un système éclaté, fait de langages commémoratifs disparates, qui suppose avec le passé un rapport différent, plus électif qu’impératif, ouvert, plastique, vivant, en perpétuelle élaboration. (92)
Plus critique que Nora sur le phénomène de cette transformation, Alain Brossat parle de « mobilisation soft et festive ». Il poursuit ainsi: « Dans le registre léger on va s’aviser que le passé est une réserve inépuisable de dates, d’actions, de personnages, de lieux, d’objets (etc.) qui au fond se valent tous en tant qu’ils présentent une certaine valeur d’ancienneté (A. Riegl) et sont donc commémorables » (97-98).
La valeur artistique : une valeur proscrite pour le documentaire
On a déjà évoqué le « régime de communauté » des objets du patrimoine, reprenant à Heinich cette caractérisation. Ce régime s’oppose au « régime de singularité » qui, toujours selon l’auteur « valorise l’objet en tant qu’il est hors du commun, exceptionnel, atypique » (194). Le film comme typicum ou unicum est donc un choix administratif qui prend position sur la modalité de mise en valeur que l’on veut privilégier. Ce que mettrait de l’avant des critères qui relèveraient de la valeur esthétique et du registre de l’évaluation artistique, ce serait précisément les unicums, les films singuliers qui, bien souvent, ont opéré une forme de déprise en regard des normes de composition en vigueur comme en regard des convenances politiques du moment. Or, on serait bien en peine de trouver des considérations d’ordre artistique sur ONF.ca. On pourrait même en conclure à une valeur non reconnue (la valeur esthétique) et à un registre proscrit (celui de l’évaluation artistique). Une des seules occurrences que nous ayons trouvée d’une mise en avant et d’une justification du critère esthétique se retrouve dans la Sélection « Identités et Territoires », présentée comme suit : « Bien que réunis sous le même thème, les films ont ultimement été choisis pour leur intérêt cinématographique. […] De plus cette sélection qui vise à rendre accessible certaines œuvres peu connues, parfois quasiment oubliées et constituant pourtant des joyaux du patrimoine cinématographiques canadien » (dans « sélections d’invité : Nicolas Renaud »).
Il est donc rarement question, s’agissant d’une œuvre documentaire, de mettre de l’avant son « intérêt cinématographique », comme si tout ce qui relevait du travail du médium, ou encore d’audace formelle, était réservé au genre de l’animation. La raison de cette marginalisation tiendrait-elle au fait que ce critère est associé, plus souvent qu’autrement, au registre auteurial et que, contrairement à l’animation, le documentaire à l’ONF n’est pas considéré comme un cinéma d’auteur ? C’est du moins ce que laisse entendre un des énoncés promotionnels de l’Office : « À titre de producteur et distributeur public du Canada, l’ONF crée des œuvres interactives, des documentaires à caractère social, des animations d’auteur et des fictions alternatives qui présentent au monde un point de vue authentiquement canadien » (Site institutionnel de l’ONF, onglet « À propos »). Un coup d’œil sur la Sélection « Les inclassables » pourrait venir confirmer notre hypothèse. Ces « Films expérimentaux, films fous, films forts », formule qui présente la sélection, sont en grande majorité des animations (chaînes : les inclassables).
On trouve un constat similaire dans l’étude que propose Treleani du site INA.fr. Ce dernier avance que « si on considère la valeur d’un document audiovisuel stratifié sur plusieurs couches (la valeur historique, thématique, audiovisuelle), on remarque que l’on a tendance à opérer une mise en valeur thématique plutôt qu’audiovisuelle (soit en terme formel de montage, d’effets sonores, de mise en scène, de relation entre voix et image) » (131). Mentionnons toutefois que dans 61 portraits vivants, des axes audiovisuels (« Montage et Effet sonore »), ainsi que des questions esthétiques (« L’art du montage » / « Effets sonores ») côtoient les autres thèmes, et contribuera sans doute, du moins l’espérons-nous, à renverser la tendance d’un primat de la valeur d’un contenu sur celui de l’expression, si bien ancré dans la philosophie de l’ONF.
L’impression parfois que la mise en valeur rate ce que les films pourraient offrir de plus pertinent, pour reprendre le vocabulaire maison, qu’elle demeure trop en dessous de leur potentiel de signification (de leur significabilité et interprétabilité dirait Heinich), concerne donc souvent ce qu’il faut bien appeler l’invention poétique. Quand la représentation ne répond plus de manière transitive à son contenu, mais revient sur elle-même, exhibe ses signes en tant que signes, questionne son propre fonctionnement, un trouble formel et poétique est à l’œuvre. Or, ce dernier ne semble pouvoir concerner que le genre de l’animation, comme si la grande tradition documentaire n’avait jamais pu—ou voulu—y accéder.
Mémoire patrimoniale et mémoires filmiques : la question de l’écart
Afin de se donner les moyens d’apprécier comment les discours et interprétations de l’encadrement discursif rencontrent ou non ce qui se joue dans les films, on distinguera la mémoire patrimoniale de la mémoire cinématographiée (filmique). Que la première se constitue à partir de la deuxième n’implique nullement qu’elle en soit un reflet fidèle. La question est bien plutôt celle de leur articulation. C’est là un des enjeux du patrimoine, écrit Léniaud, pour qui la question du patrimoine se cristallise dans la dialectique mémoires particulières / mémoires patrimoniales. La mémoire cinématographiée est à chaque fois une mémoire vive, portée par des individus et médiatisée par un appareillage technique. Les notions de « trace », de « poids du passé » et de processus subjectif de remémoration permettent d’en circonscrire la manifestation dans et par le film. La mémoire patrimoniale est dictée par l’intérêt général et, en tant qu’unificateur du corps social, renvoie à des attendus différents de ceux de la mémoire (des films) cinématographiée. Elle opère dans les mémoires particulières cinématographiées selon un processus de discrimination qui fait que l’on mettra cette fois davantage l’accent sur les notions de « choix du passé » et, comme on l’a vu plus haut, sur le processus social de commémoration, qui est le registre prédominant sur ONF.ca (Lavabre 46).
La notion de « choix du passé » pour cerner les contours de la mémoire patrimoniale pourrait être envisagée à partir de ce qui constitue le maître-mot du site : la diversité. On trouve des formulations autour de ce terme, mais aussi de son qualificatif « divers » un peu partout dans les nombreuses sections et sous-sections du site institutionnel et grand public de l’organisme. La notoriété de cette notion de diversité culturelle—venue supplanter celle de multiculturalisme—lui vient de l’approbation, en 2001, de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture. Pour le Canada, cette notion aura l’avantage d’être plus neutre et consensuelle que celle de multiculturalisme, dont la promulgation en 1971, touchera très rapidement l’ONF. En tant qu’agence fédérale au service du gouvernement, l’Office sera invité à agir dans le sens de cette action du gouvernement fédéral et, à partir de la fin des années soixante-dix, de nombreux programmes seront mis en place afin de servir la diversité culturelle canadienne. Sous forme de concours, d’ateliers de perfectionnement professionnel, de mentorat, on donnera la possibilité aux minorités culturelles canadiennes de faire l’apprentissage des médias afin de mettre en évidence le souci du gouvernement canadien à la composante multiculturelle de son territoire, une multiculturalité qu’il entend valoriser à la fois « devant et derrière la caméra » (Site institutionnel de l’ONF, « Diversité culturelle et points de vue autochtone »).
Dès le début de la décennie quatre-vingt, cette manière de représenter médiatiquement l’espace public est devenue prédominante, espace public dans lequel les thèmes reliés à la diversité culturelle avec son idéal de représentativité et de répartition de la communauté, seront fortement encouragés : films sur des communautés culturelles, mouvements des femmes, des homosexuels ; reconnaissance des droits des handicapés, des personnes âgées, etc. En offrant un espace médiatique à la politique multiculturelle du Canada, l’ONF va ainsi contribuer, par le film, à promouvoir une « politique de la reconnaissance » (Charles Taylor), ou encore une « citoyenneté multiculturelle » (Will Kymlicka), pour reprendre le vocabulaire des deux penseurs libéraux canadiens les plus renommées de cette vision de la société canadienne. L’usager qui clique sur la sélection thématique intitulée « La diversité culturelle : un regard en quatre temps » apprend que depuis les décennies quatre-vingt-dix et deux mille, toutes les « communautés ethnoculturelles » qui composent la société canadienne sont représentées, voire se représentent elles-mêmes. La boucle semble bouclée et la production avoir atteint son idéal de représentativité. Mais on pourrait tout aussi bien parler ici—et le terme serait sans conteste plus adéquat—d’idéal d’authenticité, compris cette fois dans le sens évaluatif de poursuite d’une expressivité particulière, une authenticité dans le rapport à soi, qui est souvent celui de sa propre identité, soit culturelle, sexuelle, etc. Cette « politique de la reconnaissance » constitue sans conteste l’idéal d’une représentation authentique, pierre de touche de toute patrimonialisation. C’est donc autour de cette « vision identitaire de la politique » canadienne que va s’ordonner la mémoire patrimoniale, une « vision de la politique comme affaire de groupes pourvus de leurs identités » ethnique, culturelle, sexuelle, religieuse, handicapée (Rancière 2009).
Or, il fut un temps où les films de l’ONF se consacraient à autre chose qu’à célébrer la diversité culturelle, où la vision de la société qu’ils proposaient—et autant que celle-ci leur proposait—n’était pas celle d’une société multiculturelle. Les enjeux sociaux et politiques—de même que les discours qui en émanaient—étaient bien plutôt ceux de l’autogestion, de l’organisation du travail, de l’habitat populaire, de la répartition des richesses, du fonctionnement des tribunaux, etc.
À certaines époques, écrit Alain Brossat, c’est la politique qui constitue le champ d’attraction majeur et qui « capte » les phénomènes et les débats culturels. C’est le cas des dans les années 1960-1970 […]. On assiste aujourd’hui, et d’une manière tout à fait croissante, à l’effet inverse : ce sont les manifestations politiques qui voient leurs espaces propres toujours davantage rognés par l’expansion des dispositifs culturels. (139-140)
Ce champ d’attraction relié aux thèmes de la diversité culturelle[5] aura comme principale conséquence de laisser dans l’ombre moins des films ou une époque passée, que la singularité historique—ou encore l’historicité—à laquelle ces derniers renvoient et qui les détermine. En d’autres termes, ce qui manque sur ONF.ca, ce ne sont pas des productions qui nous racontent l’histoire de l’ONF—on a vu qu’elles étaient de plus en plus nombreuses—mais des points de vue sur les films qui tiennent davantage compte de leur historicité. Or ce qui est historique est tout autant de l’ordre d’un vocabulaire que de pratiques concrètes, touche aux formes disponibles (comme aux limites) de la dicibilité d’une époque. Il semble en effet qu’on éprouve quelques difficultés à rejoindre, par le discours, ce qui s’est joué dans un grand nombre de films de ces décennies, comme si le vocabulaire n’était plus disponible, avait disparu, ou encore avait été remplacé par un autre.
À l’intérieur de l’histoire de l’ONF, la volonté de rendre lisibles (visibles et audibles) les rapports de domination, les antagonismes sociaux-économiques, les rouages de l’exploitation, constitue le sujet d’un grand nombre de films des décennies soixante et soixante-dix. Ce qui s’affirme dans la dimension socio-économique, ce sont des différences (de classes) engendrées par un système économique—et qui concernent une bonne partie de la population, toutes identités ou minorités culturelles confondues. Je renvoie le lecteur aux films réalisés dans le cadre du programme Challenge for Change/Société nouvelle (1969-1980). Dans le Plan stratégique 2008-2013, l’ONF mentionne fièrement ce programme, évoque en passant sa portée « révolutionnaire de par sa forme [et] son contenu » mais en résume ainsi l’enjeu principal : « sa capacité à inciter les communautés au dialogue » (10).[6] Une sélection des films de ce programme est présentée sur ONF.ca par trois universitaires, Thomas Waugh, Ezra Winton, Michael Baker, co-éditeurs de l’ouvrage collectif, Challenge for Change : Activist Documentary at the National Film Board of Canada (2009). Dans la présentation de cette sélection, on lit :
L’accès aux œuvres de la vénérable et controversée série documentaire de l’ONF, est difficile depuis des décennies. Grâce au lancement du livre Challenge for Change : Activist Documentary at the the National Film Board of Canada et à la sélection en ligne sans cesse croissante, nous, les éditeurs de cet ouvrage, sommes ravis de présenter des œuvres comme The Ballad of Crowfoot, The Children of Fogo Island et VTR St-Jacques, à la lumière d’écrits documentant leurs aspects artistiques et politiques. (dans « sélections d’invités » : « Thomas Waugh »)
Six films nous sont présentés mais aucun d’entre eux, comme c’est l’usage sur ONF.ca, n’a fait l’objet de « Films reliés » (autres que les six sélectionnés par les invités). Sur les 250 productions réalisées sur une durée de treize ans, c’est bien peu. Et pourtant, comme le mentionne le texte de présentation, il s’agit d’une série considérée unanimement comme étant la plus prestigieuse de l’histoire de l’institution, « l’un des trésors du cinéma documentaire de l’ONF et du Canada » ; elle est aussi la plus commentée en termes d’articles et d’ouvrages savants. Lorsqu’il aborde les films de ce programme, Jean-Marc Garand, longtemps chef du programme documentaire français de l’Office, parle de leur « allure socialiste », et explique que ces derniers ne se contentaient pas de refléter le changement, mais aussi et surtout, à en « catalyser le processus ». Et il ajoute :
C’est une période très importante parce qu’elle a marqué l’évolution de notre documentaire, d’une part, et d’autre part, parce qu’elle a permis d’identifier à travers le monde la production de l’ONF. Le programme Société nouvelle s’est fait une réputation, les gens en parlent à travers le monde. (Les 50 ans de l’ONF 48)
On ne peut donc que s’étonner du peu de visibilité de cette série sur la plateforme. Imprudence ou climat d’époque, la dénomination d’un des programmes les plus controversés de l’Office, et ayant produit le plus grand nombre de ses meilleurs documentaires, ne propose—ou n’impose—aucune définition préalable de la manière dont une communauté s’appréhende, sur ce qui constituerait son identité commune ou son problème commun. Cette dénomination—Société Nouvelle/Challenge for Change—ouvrait bien plutôt sur un champ de possibles, non définis à l’avance, et dans lequel se sont déployées des expériences collectives filmiques marquantes à la fois pour les personnes concernées comme pour les spectateurs de l’époque et d’aujourd’hui.
Ce que montrent un grand nombre de films réalisés tout au long des décennies soixante et soixante-dix, c’est qu’à une certaine époque la lutte la plus fondamentale définissant la politique (ou son absence) était celle entre la « démocratie » et le « capitalisme ». Si l’on prend la peine d’insister sur ce terme par des guillemets, c’est bien parce que son absence est un des traits les plus remarquables de la mise en valeur sur ONF.ca. Un petit détour par le résumé proposé d’un des films censurés par l’Office au début des années soixante-dix—période houleuse comme on sait de l’histoire du Québec et du Canada—illustrera notre propos d’une indifférence persistante à l’égard des questions liées au système économique sur lequel repose le Canada. La description de 24 heures ou plus—film considéré aujourd’hui comme un Classique par l’institution, va comme suit :
Pamphlet cinématographique réalisé par Gilles Groulx à un moment de fièvre populaire exceptionnelle au Québec, quelques mois après le front commun des trois principaux syndicats québécois les plus importants (CSN, FTQ, CEQ) face au gouvernement québécois. Œuvre personnelle et militante d’un cinéaste québécois engagé, sa philosophie s’oppose à la « société de consommation » perçue comme la suprême incarnation du mal.
Si l’on s’adonne au jeu des antonymes sur un segment de la description qui nous est offert, nous aurions à peu près ceci : Œuvre impersonnelle et étatique d’un cinéaste objectif. Une série de déplacements—du social vers le personnel, d’une idéologie vers une philosophie, du capitalisme vers la société de consommation—vient suggérer que le film serait davantage tributaire d’une philosophie personnelle de la société de consommation que d’une critique sociale de l’idéologie capitaliste. Que la censure du film—qui n’est bien sûr pas mentionnée ici—se poursuive dans sa description—et peu importe ici les (bonnes) intentions du rédacteur—est révélateur de ce qui demeure difficile à encadrer discursivement quand on est en présence d’un film comme celui-ci, dont les préoccupations se sont tellement éloignées de celles de notre présent, ou plutôt, que ce dernier aurait tellement éloignées de lui-même. On touche ici aux procédures d’identification et de nomination des objets du patrimoine qui déterminent ce que Heinich appelle leur « significabilité » ou « interprétabilité ». En parlant des films avec le vocabulaire du présent et son idéologie ambiante, l’action patrimoniale opère, souvent bien malgré elle, un recodage culturel des questions politiques portées par les films. Dans ce registre herméneutique fortement culturalisant, le sens historique des films passe trop souvent à la trappe. L’écart est anachronique dans la mesure où les temps se confondent et, par le fait même, les idéologies ou sensibilités d’époque. Si l’on ne peut toujours éviter de parler du passé avec le vocabulaire de son temps, on peut regretter que la mise en valeur des films anciens occulte trop souvent leur sens historique—que ce dernier loge dans la forme de leur expression comme dans celle de leur contenu—affaiblissant par là, comme c’est le cas avec les films de Gilles Groulx, l’énergie critique et émancipatrice qui les traverse. L’activation de la valeur historique pose des questions cruciales à la réception patrimoniale documentaire, comme par exemple celle du jeu entre coupure et continuité : insiste-t-on sur la coupure entre nous au présent et eux dans le passé, ou bien sur une continuité ? On l’a souvent relevé : le discours patrimonial actuel dilue les ruptures temporelles séparant les époques historiques (voir le texte de James Cisneros dans le présent numéro). La perspective temporelle patrimoniale la plus répandue est d’établir une continuité. Il s’agit d’aller chercher l’objet dans le passé (même très récent) pour l’installer dans le présent et établir une continuité entre les deux.
On peut se demander ce qu’il y a aurait de si périlleux aujourd’hui à prendre davantage en compte les questions politiques et économiques dont sont pourtant porteurs un grand nombre de films des décennies soixante et soixante-dix. Il est vrai qu’elles touchent plus souvent qu’autrement à des éléments de vulnérabilité de l’identité canadienne et qu’une des tendances actuelles de l’action patrimoniale est d’assurer la « recollection d’une identité menacée » (Choay 182). À cet égard, on remarque que les problèmes des Autochtones du Canada, qui refont surface régulièrement dans l’actualité politique canadienne, ne donnent pas vraiment l’occasion d’actualiser des documentaires anciens sur la question. Sans doute parce qu’un tel geste donnerait l’impression que la cause autochtone n’avance pas, qu’elle demeure une question non réglée, malgré les bienveillantes politiques du film à l’égard de cette portion à part de la population multiculturelle canadienne. On pourrait parler, à cet égard, d’occasions manquées, ou prudemment contournées, d’actualisation. Tout en demeurant plus acceptables que la critique de son système économique, les litiges répétés entourant les revendications politico-constitutionnelles des peuples canadiens, et plus particulièrement celles émanant des peuples autochtones, font l’objet d’un grand nombre de films réalisés par des Blancs ou des Autochtones. Point sensible de l’identité étatique canadienne, la mémoire filmique autochtone a donné lieu à un travail minutieux de sélection et de mise en valeur (voir le texte consacré au site Visions autochtones dans ce numéro). Et pourtant, les films sont nombreux qui montrent un peuple qui manque même s’il est bien visible et qu’on encourage cette visibilité par la patrimonialisation. Ces derniers viendraient plutôt démontrer qu’un peuple politique n’est pas exactement la même chose que la somme d’une population, mais une « forme de symbolisation toujours litigieuse » (Rancière 2004, 152-153). En réactivant les enjeux politiques à propos de questions non réglées, d’injustices non réparées, ce que nous pouvons voir dans un grand nombre de ces films est bien le principe de continuité de l’État en matière d’oppression historique. « Toute politique, suggère encore Rancière, crée une autre scène que celle du découpage gouvernemental des réalités et des populations » (2009, 179). Dans ces films, la scène politico-constitutionnelle, objet de critique politique, se répète de décennie en décennie inlassablement, ce que vient bien illustrer L’art de tourner en rond réalisé par Maurice Bulbulian (1988). Absente pourtant des discours de mise en valeur, cette continuité historique commence pourtant à peser lourd dans le temps long de l’histoire canadienne. Comme si une articulation faisait défaut entre la mémoire patrimoniale qui célèbre son unité dans la diversité et celles émanant de films qui se sont chargés d’exposer l’absence immémoriale de leur peuple, et ce, par la scène répétée d’un statu quo politico-institutionnel.
Conclusion : une exemplarité politically correct
Certes, toute mémoire particulière ne peut prétendre à la dimension patrimoniale et ce n’est pas de la somme des mémoires particulières que se forme la mémoire patrimoniale. L’écart est donc inévitable, même s’il faut s’efforcer de le réduire. C’est sur ce constat, inspiré de celui de Béghain, que nous aimerions conclure cette réflexion dans la mesure où il aura été à l’origine de notre propre réflexion.
La patrimonalisation, […] doit offrir une occasion de lucidité par une approche critique de l’objet concerné, appréhendé dans son historicité de façon à réduire l’écart qui existe souvent entre mémoire collective et patrimoine du fait que l’une porte sur un vécu et que l’autre est une construction pour l’avenir qui ne peut se constituer dans la durée que par un apport critique. Il ne faut toutefois pas avoir une approche exclusivement négative de cet écart. En effet, il garantit aussi la conduite démocratique du processus de patrimonialisation. (119)
C’est bien ce que tente l’institution dans la valorisation de son patrimoine, et c’est bien « Ce que l’on attend de l’État, écrit encore Béghain […] : qu’il procède à la sélection des mémoires par un ensemble tel que le corps social s’y reconnaisse dans sa diversité et dans son unité » (178). Mais cette « conduite démocratique du processus » n’en a pas moins son point d’achoppement, comme toute tentative de ce genre et, à cet égard, l’on pourrait parler d’une mémoire patrimoniale qui se fabrique de façon plus ou moins artificialiste (Léniaud 178). Ce que l’on peut observer sur ONF.ca n’est donc pas spécifique à la manière « canadienne » de patrimonialiser et se retrouve aussi ailleurs, dans d’autres contextes de patrimonialisation. La plupart des spécialistes insistent sur sa dimension fortement consensuelle. La démarche patrimoniale consisterait surtout à rassembler autour de gestes relevant de l’apaisement des conflits, de la réconciliation nationale, de la cohésion sociale. Elle se caractériserait par une définition et une fixation des identités et des légitimités politiques, la production d’une unité du corps social et, en ce sens, serait une figure du conservatisme culturel. Davallon avance que la « notion de patrimoine est une notion fondamentalement piège. Puisque tout le monde est d’accord sur ce qui fait patrimoine ; il y a effectivement un consensus, et c’est une des caractéristiques du patrimoine que de produire du consensus » (« Du patrimoine à la patrimonialisation »).
En assignant au film toutes sortes de signes le plus souvent positifs, la mise en valeur produit une relecture et des recontextualisations, en définitive, « politiquement correctes » de son Fonds. La figure de la division, au cœur de tant de films produits, semble proscrite dans les discours de mise en valeur. Tout au plus parle-t-on de « controverse autour de… » sans prendre la peine de spécifier davantage. À cet égard, la mémoire patrimoniale onéfienne propose une image du Canada plutôt conviviale et rassembleuse, la déchargeant du poids et des symboles de la division. On le sait : dans une perspective patrimoniale, le rapport au passé et sa ré-appropriation (ici un passé cinématographié) est porté par des intérêts qui ne sont pas ceux de la connaissance, mais de l’exemple ou de l’identité. Mais faut-il pour autant exonérer ce dernier de tout blâme quand les films sont là—ou devraient être là davantage—pour nous inviter à une meilleure connaissance et compréhension de l’histoire ? Si donc l’institution du patrimoine, comme on le répète, c’est l’institution d’un rapport au passé, tout se joue dans la dose d’exemplarité qu’on lui injectera à partir des films. Que serait l’envers de cette exemplarité du passé ? En paraphrasant Brossat, on répondra : toutes les aspérités de l’histoire, les espérances déçues, les bifurcations à peine esquissées, les sécessions étouffées dans l’œuf, les mouvements de fuite imperceptibles. Il en va de même avec le registre de l’identité. Si un droit à l’identité peut s’exercer, droit fortement encouragé par la politique identitaire canadienne—et qu’un grand nombre de films illustrent depuis plus de quarante ans—« c’est à la condition de ne pas porter préjudice à l’unité du corps social » (Léniaud 176).
Françoise Choay a sans doute raison de parler d’une fonction défensive de la patrimonialisation : « Suggérer un patrimoine, écrit-elle, renverrait donc aux traditions qui fondent l’unicité des lieux et des sociétés. Dans ce cadre, le patrimoine aurait ainsi perdu sa fonction constructive au profit d’une fonction défensive qui assurerait la recollection d’une identité menacée » (182). Force est d’admettre que sur ONF.ca, la patrimonialisation s’effectue sur un mode apaisé, conciliant, rassembleur, et parfois même, bon enfant. Les effets d’une telle modalité affective sont bien sûr dans l’escamotage des conflits[7] et des différends politiques, ou encore, dans l’allègement de la mauvaise conscience. Envisager une patrimonialisation plus constructive pourrait consister à montrer comment les films permettent de faire ressortir un jeu complexe de sensibilités à l’égard du passé cinématographié canadien, et englobant, sans frilosité, de nombreux positionnements idéologiques. Mais l’expression même de « positionnements idéologiques » fait grincer les dents aujourd’hui, ne va plus de soi et, pour beaucoup, serait certainement considérée comme une expression anachronique… Dans la mesure où les conflits entre plusieurs configurations du commun sont le lot d’une démocratie ouverte et pluraliste, une patrimonialisation qui permettrait une redéfinition conflictuelle de la démocratie canadienne par les images et grâce à elles, n’est peut-être pas un si mauvais projet. Après tout, n’auraient-elles pas droit, elles aussi, à une meilleure reconnaissance de leur identité ?
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Ouvrages cités
Béghain, Patrick. Patrimoine, politique et société. Paris : Presses de Sciences Po, 2012. Imprimé.
Brossat, Alain. Le grand dégoût culturel. Paris : Seuil, 2008. Imprimé.
Choay, Françoise. L’allégorie du patrimoine. 1992. Paris : Seuil, 1996. Imprimé.
Cornu, Laurence. « Diversité dans la diversité. » Diversité culturelle et figures de l’hétérogenéité. Dir. Georges Navet et Susana Villavicencio. Paris : L’Harmattan, 2013. 21-34. Imprimé.
Davallon, Jean. Le don du patrimoine, Une approche communicationnelle de la patrimonialisation. Paris : Lavoisier, 2006. Imprimé.
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Notes
[1] Le terme de « gouvernementalité », qui vient de Michel Foucault, a été repris par Zoé Druick dans son ouvrage Projecting Canada : Government Policy and Documentary Films at the National Film Board.
[2] Pour aborder ce corpus de remake, Marion Froger propose de parler plutôt de « gestes de filiation », qu’elle oppose au « processus de la patrimonialisation », la frontière entre les deux modalités d’appropriation faisant ici l’objet d’une différence très marquée. Le corpus de ces suites documentaire est assez substantiel et justifie qu’on s’y penche avec attention : À Saint Henri, le 26 août (Shannon Walsh, 2011), suite À Saint-Henri, le 5 septembre (Coll.; 1962) ; Éloge du Chiac-part 2 (Marie Cadieux, 2010), suite à Éloge du chiac (Michel Brault, 1969) ; L’âge des passions (André Melançon, 2007), suite à Les vrais perdants (André Melançon, 1987) ; Le plan (Isabelle Longtin, 2011), suite à Les habitations Jeanne-Mance (Eugène Boyko, 1964) ; Wow 2 (Jean-Philippe Duval, 2001), suite au Wow (Claude Jutra, 1969) ; Au pays des colons (Denys Desjardins, 2007), suite au cycle abitibien de Pierre Perrault. Il faudrait aussi citer des expériences plus singulières de réappropriation du patrimoine comme La mémoire des anges (Luc Bourdon, 2008), film qui fait l’objet d’un texte dans le présent numéro. Voir référence complète dans les ouvrages cités en fin d’article.
[3] Il s’agit de Maurice Blackburn, Manon Barbeau, Luc Bourdon, Nicolas Renaud, Douglas Roche, Denys Desjardins, Thomas Waugh, Donald McWilliams.
[4] Cette transmission d’un savoir-faire a d’ailleurs fait l’objet d’une récente exposition muséale de l’ONF : « L’ONF s’anime au Musée de la civilisation ». Voir le billet du blogue de l’ONF (Perreault).
[5] Voir les deux études consacrées à des thèmes de la diversité culturelle dans ce numéro : celui de Christine Albert sur les Droits de la personne et celui de Nina Barada sur la diversité culturelle.
[6] Nous avons déjà traité cette question ailleurs dans un ouvrage collectif consacré aux questions du multiculturalisme canadien. Voir Michèle Garneau. « La culture sous condition du politique à l’Office national du film du Canada ». Multiculturalisme et diversité culturelle dans les médias au Canada et au Québec. Dir. Hans-Jürgen Lüsebrink and Christoph Vatters. Würzburg : Königshausen & Neumann, 2013. 35–50.
[7] Mais les conflits sur ONF.ca, sont « internationaux », et non pas canadiens. Sur la page d’accueil, à l’onglet « À propos », on peut lire : « Les films qui composent la collection de l’ONF […] prennent position sur des enjeux mondiaux importants pour les Canadiens et les Canadiennes : l’environnement, les Droits de la personne, les conflits internationaux, les arts et plus encore ».