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MICHÈLE GARNEAU | UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL
PRÉSENTATION
Notre réflexion se situe dans le contexte de la multiplication des patrimoines et de l’expansion des champs patrimoniaux, contexte dans lequel nous avons intégré le domaine du cinéma, et plus particulièrement celui du film documentaire dont le Canada est l’un des chefs de file mondiaux depuis la fondation de l’Office national du film en 1939. Dans la mouvance d’une dynamique technologique qui a permis la numérisation et la mise en ligne progressive de son fonds audiovisuel (Nouvel espace national de visionnage en ligne, fonctionnel à partir de 2009), l’ONF s’est engagé dans une démarche patrimoniale ayant comme principal objectif le rayonnement et la mise en valeur de sa collection. Si de tout temps, la mission de l’organisme fédéral a été de conférer au Canada une identité propre par la production et la diffusion de ses films, une des nouvelles priorités de l’institution, clairement affirmée dans son plus récent Plan stratégique de 2008-2013, est de répondre au défi d’un immense héritage audiovisuel, « d’un bien patrimonial d’une valeur inestimable pour la population canadienne et mondiale » (14). S’il faut répondre à un tel défi, c’est bien parce que le patrimoine n’existe pas en soi ou a priori, mais relève d’un processus que les spécialistes ont appelé la « patrimonialisation ». Jean Davallon propose même de « laisser de côté la notion de patrimoine, et de se tourner vers quelque chose qui, pour la recherche, est beaucoup plus intéressant, à savoir : comment des objets vont-ils acquérir le statut de patrimoine ? C’est ce que l’on appelle la patrimonialisation, c’est-à-dire le devenir patrimoine pour un certain nombre d’objets ». Or ce devenir patrimoine—tel est le constat de départ de cette recherche menée collectivement[1]—est inséparable de la dynamique de numérisation qui, depuis le début du deuxième millénaire, a considérablement transformé les modalités de transmission des patrimoines, quels qu’ils soient. L’importance de la dynamique numérique aux fins de l’exploitation tous azimuts de son patrimoine a été décisive pour l’ONF.
L’ONF s’est toujours soucié de la réception de ses produits auprès du public en mettant en place des réseaux de distribution qui n’ont cessé de se transformer avec l’avancée technologique : des projectionnistes itinérants dans les communautés éloignées à la CinéRobothèque en passant par la télédiffusion avec Radio-Canada, les cinémathèques et les vidéocassettes pour visionnage à domicile. Faisons un petit retour en arrière, soit en 1996, au moment où l’institution se voit imposer par le gouvernement des coupes budgétaires drastiques : « En prévision d’importantes compressions budgétaires, il faut s’assurer de pouvoir malgré tout garantir l’accès de la collection aux Canadiens » peut-on lire dans le Plan d’action de 1996. Une traversée du désert commence alors pour l’institution qui se voit forcée de resserrer notamment tout son système de distribution : fermer la plupart de ses cinémathèques et de ses cinémas, cesser la location de films et de vidéos.
Or, c’est la dynamique numérique qui viendra mettre fin à ces temps difficiles et sortira l’Office de « l’invisibilité ».[2] Peu à peu, l’on verra se constituer sous nos yeux une cinémathèque patrimoniale numérisée qui va mener à l’annonce officielle de l’espace de visionnage en ligne ONF.ca en 2009. En permettant une diffusion au plus grand nombre et de manière ubiquiste, la dynamique de numérisation aura fait passer un patrimoine « en puissance » à un patrimoine « reconnu », mais aussi et surtout, accessible à tous par un simple clic. Sur ONF.ca, on peut lire : « Avec ce site de visionnage, la distribution “fait un bond prodigieux” et les films de l’ONF sont plus accessibles que jamais ! » (61 portraits vivants sur le site de L’ONF). L’utilisation des techniques numériques pour améliorer l’accès au patrimoine culturel s’observe d’ailleurs dans beaucoup d’autres contextes. Dans une étude sur les enjeux de la mise en valeur sur INA.fr, Matteo Treleani faisait remarquer que « Le site Internet Ina.fr est donc l’un des moyens les plus efficaces et les plus connus que l’institut utilise pour exploiter son patrimoine » (129). Il faut le souligner : les usages numériques constituent un « renouvellement complet des usages de réception précédents » (Ledig 170).
Il ne s’agira pas ici de couvrir tout le champ d’action de cette nouvelle dynamique de numérisation. Celle-ci concerne un grand nombre d’opérations, allant de la conservation et la préservation[3] à la numérisation des films, la création numérique, et enfin à la valorisation. C’est à cette dernière dimension que se consacre ce dossier : à la mise en valeur de son patrimoine par l’ONF sur ONF.ca ; à la façon dont l’ONF, à l’aide de représentants autorisés, se fait interprète de son propre fonds audiovisuel, de sa propre histoire. C’est le regard porté par celui qui détient l’objet de patrimoine (l’État-Nation et ses représentants autorisés), davantage que le patrimoine lui-même, qui est au centre de cette étude. L’objectif de ce numéro était donc de demeurer sur le terrain de la patrimonialisation, appréhendé ici en tant que « chose dite » foucaldienne (Morisset 18), et donc, de proposer une herméneutique du patrimoine en dégageant les significations investies dans les œuvres audiovisuelles considérées par l’Office comme miroirs de l’identité et trésors du passé. Dans une perspective patrimoniale, le rapport au passé et sa réappropriation (ici un passé cinématographié) est porté par des intérêts qui ne sont pas ceux de la connaissance, mais de l’exemple ou de l’identité. C’est pourquoi nous parlons ici de mémoire patrimoniale, d’une mémoire patrimoniale « onéfienne » qu’il s’agit d’envisager et de circonscrire dans le moment de sa constitution.
Sur le site web grand public de l’Office, le film comme objet de patrimoine a donné lieu à une production discursive abondante. Il fallait faire des choix et les auteurs de ce numéro ont été invités à cibler un corpus qu’ils estimaient significatif en regard de la problématique proposée. Tous les textes proposent un parcours herméneutique et critique à partir d’un terrain d’observation privilégié. En demeurant attentifs à la fois aux exemples choisis (les films utilisés comme cas), et au geste même de l’exemplification (les procédés rhétoriques autour des cas), ces derniers s’attachent tous à cerner une exemplarité documentaire, c’est-à-dire à dégager la façon dont leur objet d’analyse est porteur de valeurs mises de l’avant par l’action patrimoniale.
Dans l’article « La mise en patrimoine sur ONF.ca », la patrimonialisation est d’abord présentée comme relevant du processus concret de médiation entre ces trois instances que sont l’administration patrimoniale, les acteurs autorisés de la patrimonialisation et le public. En se donnant comme mission de rendre accessible son patrimoine audiovisuel, l’ONF se soucie d’en orienter la réception, de proposer aux internautes ses points de vue. C’est sur cette orientation que l’auteure se penche en tentant de circonscrire, par le relevé d’un certain nombre de valeurs exhibées, une axiologie du patrimoine sur ONF.ca. Enfin, la question d’une dialectique entre mémoire patrimoniale et mémoires particulières (des films) est abordée afin de mieux cerner les contours politiques, voire idéologiques, de la première.
Dans « Du devenir de la notion de documentaire à l’ONF : Des discours aux formes », Caroline Zéau examine la place et les valeurs aujourd’hui accordées à la notion de documentaire et aux objets qu’elle recouvre au sein des discours et des formes produits par l’ONF dans le cadre de la mutation technologique qui redéfinit sa mission et ses priorités depuis 2008. Plus que jamais aujourd’hui, remarque l’auteur, l’héritage de John Grierson est invoqué pour caractériser les valeurs associées à la mission de l’ONF. Plusieurs questions se posent alors : pourquoi la résurgence du lexique griersonien est-elle jugée pertinente aujourd’hui ? Et quelles sont les équivalences présupposées par ce retour aux sources ?
Dans « Immigrant et témoin : figure de la diversité culturelle à l’ONF », Nina Barada examine la figure de l’immigrant, telle que mise en scène sur le site de l’ONF « D’une culture à l’autre » et qui documente la diversité culturelle canadienne. L’auteur observe la valorisation, dans les discours tenus sur le site, de la figure du témoin (de l’immigrant comme témoin) et interroge sa fonction, sur le site et dans les films, de légitimation et de célébration de la politique canadienne de multiculturalisme.
Dans « Quand le cinéma autochtone devient exemplaire : diversité culturelle et patrimoine cinématographique sous les Visions autochtones de l’ONF », Stéphanie Croteau s’intéresse à la plateforme Visions autochtones de l’ONF. En partant du constat que cette plateforme est dédiée, selon les mots de l’Office, à la « parole autochtone » ainsi qu’à la mise en valeur d’un patrimoine cinématographique (les réalisations autochtones produites par l’institution), l’auteure propose d’examiner la sélection de films offerts sur ce site ainsi que la rhétorique onéfienne les accompagnant, en mettant en lumière certaines dynamiques politiques et sociétales sous-jacentes à ce discours.
Dans « Les Droits de la personne sur ONF.ca : discours et image de la tolérance », Christine Albert se penche sur la chaîne thématique des « Droits de la personne » lancée par ONF.ca en 2012. L’analyse de cet espace numérique se déploie en deux temps : d’abord un examen des discours permet de relever les principaux axes à partir desquels le fond audiovisuel est mis en valeur ; ensuite, des analyses filmiques permettent d’observer la relation qui existe entre ces discours de mise en valeur et les objets de cette mise en valeur : est-ce que les films diffusés sur la chaîne tiennent les promesses avancées dans l’encadrement discursif ? Quels discours l’ONF tient-t-il face à ces « droits de la personne », élément de fierté national dont témoigne l’ouverture récente du Musée des droits de la personne de Winnipeg ?
Dans « Le tournant patrimonial à l’ONF : revoir Montréal dans La mémoire des anges de Luc Bourdon », James Cisneros amène l’idée de « double patrimoine », urbain et cinématographique, en se situant dans le contexte actuel de la campagne globale pour la préservation culturelle. Le film qui lui sert ici de corpus exemplaire est constitué d’images de la ville de Montréal filmées entre 1947 et 1967, et tirées de quelque 120 films de la collection de l’Office. L’auteur montre, dans un premier temps, comment ce film contribue à la fabrication de l’image de la ville et à la mise en valeur de son histoire et, dans un deuxième temps, comment il participe de la stratégie patrimoniale de l’ONF tout en s’en distanciant, et ce, en procédant à un usage sélectif des archives et en adoptant une composition formelle qui actualise le passé de manière critique.
La nécessité de prendre en compte, parallèlement aux discours de mise en valeur, les objets à partir desquels ils s’ordonnent, est sans conteste une problématique commune à tous les textes, une sorte de souci méthodologique partagé. À cet égard, les questions sont nombreuses : l’objet de patrimoine (le film) tend-il à avoir un sens figé par le discours patrimonial qu’on porte sur lui ? Si les discours parafilmiques construisent une exemplarité, jusqu’où celle-ci rejoint-elle ou s’éloigne-t-elle des films eux-mêmes ? On le sait : si toute action patrimoniale est encadrée par des discours qui obéissent à des règles pratiques ayant une fonction normative et réglée, jusqu’à quel point cet encadrement discursif des collections agit-il comme un ordre imposé à l’archive, un « ordre du discours » médiatique s’élaborant autour et à partir des films ? Dans ce contexte, ce qui aura fait question pour nous, c’est bien la mémoire patrimoniale portée par les discours à partir des films. Comment cette mémoire cinématographique du Canada est-elle à la fois, par la patrimonialisation, l’objet et l’opérateur d’une série de partages hautement signifiants : état/société ; mémoire/oubli ; reconnaissance/déni ; justice/injustice ? « Si “fabriquer” le patrimoine, c’est “fabriquer” la représentation de la société politique » (Leniaud 186), quelle est la vision du Canada qui se dégage de cette mémoire patrimoniale, mémoire publique et officielle, institutionnelle et autorisée ? Ce sont toutes ces questions qui relèvent d’une herméneutique du patrimoine, et auxquelles les auteurs de ce numéro se sont confrontés et convoquent le lecteur.
Ouvrages cités
Davallon, Jean. « Du patrimoine à la patrimonialisation. » Séminaire La fabrique d’un patrimoine partagé. PRÉAC Patrimoine et Diversité, 28 nov. 2012, Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris. Centre Régional de Documentation Pédagogique de Paris (CRDP). Web. 10 mars 2015.
Ledig, Catherine. « La Convention de Faro et la société de l’information » Le patrimoine et au-delà. Strasbourg : Édition du Conseil de l’Europe, 2009. 7-9. Web. 10 mars 2015. PDF.
Léniaud, Jean-Michel. « La mauvaise conscience patrimoniale. » Le Débat 78 (1994) : 159-169. Imprimé.
Loiselle, Marie-Claude et Marcel Jean. « Entretien avec Tom Perlmutter. » 24 images 149 (2010) : 21-25. Imprimé.
Office national du film du Canada. Plan d'action – Une nouvelle charte pour un nouveau siècle. ONF, 18 mars 1996. Web. 4 mars 2015.
---. Plan stratégique de l’Office national du Film 2008-2013. ONF, 22 avr. 2008. Web. 4 mars 2015. PDF
Treleani, Matteo. « Enjeux sémiotiques de la valorisation audiovisuelle. Le cas de Ina.fr. » Inter media : littérature, cinéma et intermédialité. Portugal : Harmattan, 2011. 127–138. Imprimé.
Notes
[1] Ce numéro est le fruit d’une recherche financée par le CRSH (Subvention « Savoir », de 2012 à 2015). J’en profite pour remercier les membres du groupe qui, pendant trois ans, ont navigué dans l’archive ONF.ca avec moi : Christine Albert, Nina Barada et Stéphanie Croteau.
[2] Nous reprenons ici le terme à l’ancien directeur de l’ONF, Tom Perlmutter, qui expliquait dans un entretien comment la plateforme ONF.ca avait permis à l’ONF de « sortir de l’invisibilité et de chercher—et trouver—de nouvelles façons de rejoindre ses auditoires » (Loiselle et Jean 21).
[3] Dans un texte consacré aux deux grands projets de numérisation d’envergure au Québec, soit celui de ONF.ca, du domaine public, et celui d’Éléphant (Mémoire du cinéma québécois), du domaine privé, Jean Gagnon explique comment l’agence fédérale « offre un bon exemple de producteur qui prend soin de ses films ». « Des trésors qui sommeillent : les archives filmiques à l’ère numérique » (www.cinematheque.qc.ca)